Lettres du néant

lundi 3 octobre 2016

Vita Vitae


“οὗτος μὲν δὴ τοῦτο πρῶτον ἐφθέγξατο, μετὰ δὲ τοῦτο ἤδη ἐφώνεε τὸν πάντα χρόνον τῆς ζόης.” 
“Tels furent ses premiers mots ; et il conserva la faculté de parler le reste de sa vie.” 
(Hérodote, Histoire, LXXXV, 4. Trad. Larcher)





“C’est quand on est amoureux de quelqu’un, qu’on a très envie de l’embrasser mais qu’on attend, on attend et toute cette attente… c’est le désir. C’est quand on ne l’a pas encore embrassé, qu’on en rêve en s’endormant, c’est quand on imagine, qu’on tremble en l’imaginant et c’est si bon, Zoé, tout ce temps-là où on se dit que peut-être, peut-être on va l’embrasser mais on n’est pas sûre…” 
(Katherine Pancol, Les Yeux jaunes des crocodiles, éd. Le Livre de Poche, p. 246)



De toute sa vie, il ne s’était jamais habitué à ces moments. Et pourtant, Dieu sait s’il en avait connu ! Toutes ces réceptions, ces soirées, ces vins d’honneur et ces verres de l’amitié. Ce n’est pas tant qu’ils lui étaient importuns, c’est bien plutôt qu’il y était importun. S’il avait pu, comme certains, virevolter de groupe en groupe, dire un bon mot à chacun, offrir à tous un sujet de conversation, supporter que convergent vers lui tous les regards amusés, admiratifs, complices, dans ce cas, il aurait sûrement aimé ces mondanités. Mais non, il y était toujours seul, embarrassé qu’on lui adresse la parole, incapable de tenir une conversation, bafouillant, ridicule. Il était à chaque fois un peu plus sûr de n’y être pas à sa place.
Il montait donc le grand escalier de marbre richement sculpté avec une désinvolture sereine, mais avec au cœur l’entrain du condamné montant à l’échafaud. Sur le palier, il se regarda dans le gigantesque miroir, ajustant le nœud de sa cravate. Il entra alors calmement dans la salle de réception et regarda discrètement autour de lui à la recherche d’un visage qui le consolerait d’être là. La salle, couverte de lambris et éclairées par deux grandes fenêtres à vitraux, était très vaste. L’assistance réduite renforçait encore cette impression d’immensité, comme des campements de nomades dispersés dans un désert. Le buffet, pourtant élégamment nappé de blanc et couvert de plateaux et de bouteilles, semblait minuscule dans cet environnement, comme une maigre oasis à la végétation chétive.
Alors il prit place dans sa solitude, entre les petits groupes. Cette solitude ne le dérangeait pas ; il l’aimait au contraire. D’ailleurs, il aurait donné beaucoup pour être plutôt seul dans sa bibliothèque dans ce moment-là, ou seul au bord d’une rivière dont on lui avait parlé, à côté de son hôtel. Mais il trouvait impoli d’être seul quand il était avec du monde. Il y avait dans cette situation quelque chose d’ostentatoire et d’agressif qu’il ne pouvait assumer. Aussi glissa-t-il doucement vers un petit groupe d’hommes, feignant de prendre part à leur conversation. Autrement dit, il écoutait en souriant.
Puis vint le temps des discours. Les orateurs passèrent les uns après les autres, certains plus intéressants que d’autres. Il appréciait ces prises de paroles, il les observait avec un œil de technicien, en se demandant à chaque phrase s’il l’aurait faite ainsi et s’il aurait organisé le propos de la même façon. Il essayait de goûter toutes les figures de style et toute la rhétorique souvent faiblement déployée. Mais rapidement, il perdait le fil, incapable de rester concentré et de suivre le déroulement du raisonnement. Alors les propos devenaient pour lui un bruit diffus, dont il saisissait un mot de temps en autre, qui le faisait replonger dans l’océan trouble de ses pensées. Il ne savait pas non plus comment se comporter quand il était question de lui dans le discours, il ne savait où regarder, s’il fallait sourire ou paraître sérieux, il n’osait pas regarder autour de lui comme pour voir si les autres savaient qu’on parlait de lui.
Après chaque intervention, il mettait un point d’honneur à applaudir à tout rompre, à feindre un enthousiasme excessif, pour le simple plaisir de se démarquer, de laisser croire autour de lui qu’il avait quelque intérêt particulier que personne ne pouvait comprendre ou qu’il avait perçu dans les propos tenus quelque sens secret qui lui aurait révélé des perspectives nouvelles pour son avenir.
Les orateurs se turent et une grande migration s’éleva vers le buffet, pour ceux, du moins, qui n’avaient pas profité des discours pour gagner subrepticement une place plus favorable. Il s’avança doucement et se fit servir un verre de vin rouge. Il savait qu’il avait l’air égaré dans cette salle, mais il trouvait qu’avec un verre à la main, cet égarement semblait moins pathétique. Il traversa lentement la salle avec son verre, dévisageant tous les présents comme s’il cherchait un ami. Finalement, il entrevis une vague connaissance dans un groupe, qu’il alla saluer compendieusement. Il en profita pour rester avec eux, dont il écouta la conversation avec intérêt.

Il serait faux de croire que parce qu’il aimait la solitude et répugnait aux compagnies nombreuses, il n’aimait pas les gens. C’était même tout le contraire. Il s’intéressait sincèrement aux autres et prenait un plaisir véritable à les écouter, à connaître leurs opinions et leurs personnalités. Aussi, c’est véritablement passionné qu’il se mêlait aux conversations. Mais il ne s’y mêlait pas vraiment et c’est ce qui lui était pénible. Il se contentait d’écouter, de recueillir ce qu’on disait devant lui sans jamais rien ajouter, sans jamais rien partager. Il avait l’impression d’être une sorte de parasite qui se nourrissait de la conversation des autres, de leurs confidences, de leurs idées. Il décidait bien parfois de dire un mot, mais à chaque parole qui lui venait à l’esprit, il l’évaluait et la congédiait aussitôt, la jugeant toujours trop frivole ou trop sérieuse. Seul le silence était à la hauteur.
Comme il ne parlait pas, son verre se vidait plus vite que celui des autres et c’était un prétexte fréquent pour s’éloigner de ceux avec qui il était et de retourner errer au milieu de la salle, avec le même sentiment qu’un naufragé loin de tout objet auquel s’accrocher, avec l’angoisse de devoir rester au large, seul, flottant sans but, sans espoir d’être repêché.
Il était justement en chemin vers le buffet quand Elle entra. Il serait difficile de la décrire. On pourrait bien dire qu’elle avait de longs cheveux bruns attachés dans un tressage subtil, qu’elle avait de merveilleux yeux marrons entourés de longs cils et qui brillaient d’un éclat séraphique, un sourire auprès duquel toutes les merveilles du monde pâlissaient… On pourrait dire ces choses, mais on resterait bien loin de la vérité. La litote est encore ce qu’il nous reste de plus parlant, aussi nous contenterons-nous de dire qu’elle était ravissante.

Il ne put résister et, comme attiré par un aimant, il se dirigea vers elle, mais il était devenu expert dans l’art d’errer sans but en ayant l’air d’aller quelque part et de rallier un point en ayant l’air de ne pas s’en rendre compte, cet art indispensable pour se mouvoir dans un tel espace. Aussi par des manœuvres longues et artificieuses il parvint à s’approcher d’elle, se donnant l’image d’un serpent luisant et ondulant qui se fraie un chemin silencieux dans les hautes herbes. Après plusieurs minutes d’efforts, il se trouva près d’elle, dans son dos, engagé dans une conversation qu’il n’écoutait pas plus qu’il n’y parlait, parce qu’il écoutait la voix exquise qui s’exprimait derrière lui. Et pour s’exprimer, elle s’exprimait ! Elle n’avait pas sa gêne et ses maladresses, sa parole s’écoulait douce et limpide, intelligente et gaie. Il ne s’en sentit que plus coupable pour son mutisme.
Il se laissait bercer par cette voix charmante, regrettant seulement de ne pas la voir. Il s’était déjà retourné une fois, il avait croisé son regard. Il ne pouvait recommencer, il ne voulait pas sembler l’épier ou la fixer. Et pourtant, comme il en avait envie !
Par le lent mouvement naturel qui anime les personnes qui participent à ce genre de réunions, ils finirent par se trouver tous deux dans le même groupe. Il ne pouvait détacher ses yeux d’elle et l’écoutait avec dévotion… tout en s’efforçant de n’en rien paraître. Mais était-elle dupe de ses efforts ou avait-elle remarqué avec quel intérêt passionné il la contemplait ? Probablement pas, car elle semblait ne pas l’avoir remarqué, il était, comme souvent, transparent devant elle.
Quand son verre fut encore vide, et pour ne pas se montrer obsédé par sa présence, il retourna calmement vers le buffet, en s’attardant en chemin. Il y parvint enfin, presque surpris d’avoir eu la force de caractère de s’éloigner d’elle et d’avoir pu se passer d’elle pendant aussi longtemps. Pendant qu’il attendait son tour pour se faire servir, il se tourna et elle était là, auprès de lui, un verre vide à la main. Il trouva le courage miraculeux de lui offrir de prendre son verre et de lui demander ce qu’elle voulait boire. Il lui tendit son vin blanc et il repartirent ensemble vers le groupe dont ils s’étaient éloignés.
En chemin, elle se présenta, elle s’appelait Vita. “Comme Vita Sackville-West ?”, répondit-il. Et sans même attendre sa réponse, il ajouta : “Vous êtes beaucoup plus jolie qu’elle.” Enfin, c’est à peu près ce qu’il aurait dit s’il avait été l’homme qu’il rêvait d’être. Mais l’homme qu’il était craignait toujours de faire peur en évoquant une écrivaine anglaise que personne ne connaît et il jugeait que dire à une femme qu’elle est plus jolie que Vita Sackville est à peine un compliment… Il se contenta donc d’une platitude navrante. Il ne put même pas dire “enchanté”, parce que les manuels de savoir-vivre qu’il avait lus en abondance dans sa jeunesse enseignaient de ne jamais prononcer ce mot, sans vraiment proposer de solution de remplacement sérieuse. Il répondit donc “très bien”, ou quelque chose dans ce genre, c’est-à-dire à peu près rien.
La conversation du groupe continua, dans laquelle Vita jouait toujours un rôle essentiel et dans laquelle il écoutait toujours sans un mot, mais en tirant sur ses manchettes. Il faisait très chaud et dans ces moments de grande chaleur, elles semblaient vouloir se cacher dans les manches de sa veste, se repliaient de façon inconfortable, ou alors ses boutons de manchettes s’accrochaient à la veste, laissant un morceau d’étoffe blanche qui dépassait exagérément, sur les mains, comme des nageoires.
Toujours joyeuse et spirituelle, elle répandait autour d’elle une ambiance enjouée. Il se demandait encore comment les autres membres du groupe le percevait. Avaient-ils remarqué cette montagne muette qui les écoutait ? Ou bien se lassaient-ils de sa présence ? Ou alors simplement, n’avaient-ils même pas vu qu’il était parmi eux, le prenant pour une sorte d’élément de décor, comme une des plantes vertes qu’on avait amenées pour décorer la salle ? Mais pourquoi diable n’avoir pas choisi un décor plus attrayant ?
Elle parlait toujours, de choses et d’autres. D’elle, de sa vie, de politique. Pour chaque mot qu’elle disait, il en trouvait vingt. Vingt à lui répondre, vingt pour combler les espaces vides de ce qu’elle racontait. Il n’en disait aucun. Un homme du groupe lui dit une petite gentillesse, à laquelle elle sourit poliment. Il en fut outré. Lui aussi avait des milliers de compliments pour elle, mais les compliments étaient encore plus difficiles à dire que le reste. Il les avait sur le cœur, car pas un n’était inventé ou controuvé, mais ils semblaient ne pas parvenir à passer sa gorge, ils étaient peut-être trop grands. D’ailleurs, c’est peut-être eux qui, restés coincés, faisaient gonfler son cou comme un goître. Oui, c’est pour cette raison que sa cravate le serrait autant, que son col de chemise collait à la peau de son cou. Il avait beau essayer de tirer en glissant un doigt à l’intérieur pour relâcher l’étreinte, rien n’y faisait, il étouffait.
Tout en parlant, en souriant, en riant parfois, elle sortit une cigarette et la glissa dans sa bouche. Elle commençait à regarder autour d’elle. Il fouilla laborieusement dans la poche briquet de son costume, trouva un cure-pipe, s’emmêla la main dans le pan de sa veste et réussit finalement à présenter une flamme devant elle, toujours dans un silence parfait. Elle alluma sa cigarette et le remercia avec grâce.

Au gré des allées et venues, de ceux qui les rejoignaient ou les quittaient, ils se retrouvèrent finalement tous les deux. Dans une conversation qu’elle alimentait seule. Elle parlait, normalement, sans paraître apercevoir l’imposant mur de silence qu’il avait élevé autour de lui. Que pouvait-elle penser ? Avait-elle remarqué l’attention fascinée avec laquelle il la considérait ? Elle imaginait peut-être que son esprit était tout empli de préoccupations lascives, d’arrière-pensées libidineuses et qu’il voyait en elle une marchandise… ou même une proie. Pourtant rien dans son comportement ne semblait montrer de méfiance ou d’appréhension… Peut-être songeait-elle que, comme Shéhérazade, si elle ne cessait jamais de lui parler, il ne pourrait pas lui faire de mal… Ou alors au contraire, peut-être qu’elle voyait en lui une sorte d’oncle bienveillant à qui elle prenait plaisir à se confier. “Pourvu du moins qu’elle ne voie pas en moi un grand-père bienveillant”, commenta-t-il en lui-même.
Elle parlait toujours de sujets variés, de son enfance, de son père, de son frère aîné. Elle ne semblait pas s’émouvoir qu’il ne réponde à ses questions que par des monosyllabes. Et lui, il espérait qu’elle n’allait pas se fatiguer, qu’elle n’allait pas trouver un prétexte pour mettre fin à leur conversation… Et soudain, dans le fil de son propos, elle en vint à dire qu’elle aimait les hommes qui racontent des histoires, qu’elle trouvait ça “classe”. Pouvait-elle deviner qu’il avait toujours des milliers d’histoires dans la tête ?

Alors il se mit à parler, sans qu’on puisse l’arrêter. Il se mit à raconter à Vita sa vie, sa vie à elle, non pas celle qu’elle avait vécue ou qu’elle vivrait, mais celle dont elle était digne et qui était presque aussi belle.

lundi 24 juin 2013

Pour le 24 juin : un hommage que je ne peux pas ne pas rendre


Aujourd'hui, nous fêtons le 171ème anniversaire de la naissance d'Ambrose Bierce et cet auteur est tellement important pour moi (tous ceux que j'ai importunés avec le fameux héritage Gilson peuvent en témoigner !) que je ne puis pas ne pas citer intégralement ici une de ses nouvelles (comme d'habitude, je donne la version anglaise après la traduction).






UN INCIDENT AU PONT D’OWL-CREEK
Ambrose Bierce

I

Ceci se passait dans le nord de l’Alabama. Un homme était debout sur un pont de chemin de fer, les yeux baissés vers l’eau rapide qui coulait à vingt pieds sous lui. Il avait les mains derrière le dos, les poignets liés par une cordelette. Une corde encerclait étroitement son cou. Elle était attachée à une forte poutre transversale au-dessus de sa tête et retombait jusqu’au niveau de ses genoux. Quelques planches jetées sur les traverses soutenant les rails supportaient l’homme et ses exécuteurs — deux soldats de l’armée fédérale dirigés par un sergent qui, dans la vie civile, avait dû être shériff-adjoint. À peu de distance et sur la même plateforme se tenait un officier en grande tenue, armé. C’était un capitaine. Une sentinelle se dressait à chacune des extrémités du pont, l’arme au bras, c’est-à-dire le fusil maintenu verticalement devant l’épaule gauche, la gâchette sur l’avant-bras barrant la poitrine, — position de parade qui oblige le corps à se tenir raide. Il ne paraissait pas qu’il entrât dans les attributions de ces hommes de s’inquiéter de ce qui se passait au centre du pont ; ils étaient simplement chargés d’interdire l’accès de la passerelle qui le traversait.
Passé l’une de ces sentinelles, on n’apercevait personne ; on voyait le chemin de fer filer tout droit, s’enfoncer dans une forêt sur une distance d’environ cent yards, puis, s’incurvant à cet endroit, disparaître à la vue. Sans doute y avait-il plus loin un poste avancé. L’autre rive du cours d’eau était en terrain découvert — une pente douce surmontée d’une palissade de troncs d’arbres verticaux, percée de meurtrières pour les tireurs avec une embrasure par laquelle sortait la gueule d’un canon de bronze commandant le pont. À mi-chemin sur la pente entre le pont et le fortin se tenaient les spectateurs — une compagnie d’infanterie en rang, au « repos de parade », les crosses des fusils posées sur le sol, les canons légèrement inclinés en arrière contre l’épaule droite, les mains croisées sur la monture. Un lieutenant était debout à la droite de la compagnie, la pointe de son épée piquée en terre, les mains à plat sur le pommeau. À l’exception du groupe des quatre hommes au centre du pont, personne ne bougeait. La compagnie faisait face au pont, les yeux figés, immobile. On aurait pu prendre les sentinelles, tournées vers les rives, pour des statues destinées à orner le pont. Le capitaine se dressait, les bras croisés, silencieux, surveillant ses subordonnés, mais sans faire un geste. La mort est un personnage de marque : lorsqu’elle arrive précédée d’un annonciateur, il faut qu’elle soit reçue avec des marques de respect cérémonieux, même par ses familiers. Dans le code de l’étiquette militaire, le silence et l’immobilité sont des formes de déférence.
L’homme qu’on s’occupait à pendre paraissait avoir trente-cinq ans. C’était un civil, à en juger par son costume, qui était celui d’un planteur. Ses traits étaient beaux — le nez droit, la bouche ferme, le front large et découvert, car ses cheveux longs et bruns étaient rejetés en arrière et retombaient sur le col d’une redingote bien ajustée. Il portait la moustache et l’impériale ; ses yeux, grands et d’un gris foncé, avaient une expression de bonté assez inattendue chez un homme dont le cou se cravatait de chanvre. Évidemment il ne s’agissait pas d’un vulgaire assassin. Dans sa libéralité, le code militaire pourvoit à la pendaison d’une grande variété de personnes dont les gentlemen ne sont pas exclus.
Leurs préparatifs terminés, les deux soldats s’écartèrent et chacun retira la planche sur laquelle il s’était tenu. Le sergent se tourna vers le capitaine, salua et se plaça derrière l’officier qui, à son tour, s’écarta d’un pas. Ces mouvements laissèrent le condamné et le sergent debout aux extrémités opposées de la même planche qui reposait sur trois des traverses du pont. Le bout sur lequel se tenait le condamné atteignait presque une quatrième traverse. Cette planche avait été maintenue en place par le poids du capitaine ; elle l’était à présent par celui du sergent. Sur un signe du premier, l’autre allait faire un pas de côté, la planche basculerait et l’homme tomberait entre deux traverses. Ces dispositions étaient parlantes, même pour la victime. Son visage n’avait pas été voilé ni ses yeux bandés. Il abaissa un moment son regard vers son « support précaire », puis le laissa errer sur l’eau tourbillonnant sous ses pieds. Un bout de bois qui dansait à la surface attira son attention et ses yeux le suivirent au fil du courant. Comme il allait lentement ! Que cette rivière était paresseuse !
Il ferma les yeux afin de concentrer ses dernières pensées sur sa femme et sur ses enfants. L’eau, muée en or par la magie du soleil matinal, la brume mélancolique traînant sur le rivage, le fort, les soldats, la planche à la dérive, tout cela avait détourné son attention. Mais soudain il éprouva une nouvelle sensation. Frappant à travers le souvenir de ceux qui lui étaient chers, c’était un son dont il ne pouvait se délivrer, ni comprendre l’origine, une percussion aiguë, nette, métallique comme les coups de marteau sur l’enclume : ce bruit en avait exactement les vibrations. Qu’était cela ? Était-ce incommensurablement éloigné ou tout proche ? On aurait dit l’un et l’autre. Les résonnances en étaient régulières, mais aussi lentes qu’un glas d’agonie. Il attendait chaque nouveau son avec impatience et — il ne savait pourquoi — avec appréhension. Les intervalles de silence devinrent progressivement plus longs jusqu’à l’affoler. Mais, tout en s’espaçant, les sons augmentaient en force et en acuité. Ils blessaient son oreille comme des coups de couteau. L’homme eut peur de ne pouvoir s’empêcher de crier. Ce qu’il entendait, c’était le tic-tac de sa montre.
Il ouvrit les yeux et revit l’eau au-dessous de lui. « Si seulement je pouvais libérer mes mains, pensa-t-il, je me débarrasserais du nœud coulant et je sauterais dans l’eau. En plongeant, j’esquiverais peut-être les balles et, en nageant vigoureusement, j’atteindrais la rive pour me jeter dans les bois et m’enfuir jusque chez moi. Ma maison, grâce à Dieu, est toujours en dehors de leurs lignes ; ma femme et mes enfants ne se trouvent pas encore au pouvoir des envahisseurs. »
Comme ces pensées qui doivent ici être traduites par des mots passaient en éclairs dans le cerveau du condamné plutôt qu’elles ne s’y formaient, le capitaine fit un signe de tête au sergent. Le sergent s’écarta d’un pas.

II


Peyton Farquhar était un planteur fortuné, d’une famille de l’Alabama, ancienne et hautement respectée. Propriétaire d’esclaves et, comme tel, politicien, il s’était naturellement trouvé sécessionniste du premier jour etardemment dévoué à la cause du Sud. Certaines circonstances lui avaient formellement interdit de s’enrôler dans cette armée, vaillante mais malheureuse, dont la campagne s’était terminée par la chute de Corinthe et il s’irritait de cette entrave inglorieuse, souhaitant ardemment de pouvoir libérer ses énergies, de trouver l’occasion de se distinguer dans la vie plus large du soldat. Cette occasion, il le sentait, devait se présenter, comme elle se présente à tous en temps de guerre. En attendant, il faisait tout ce qu’il pouvait. Aucune mission n’était trop humble pour qu’il ne l’acceptât, s’il pouvait par là aider le Sud, aucune aventure trop périlleuse pour qu’il ne s’y lançât, si elle était compatible avec la dignité d’un civil qui était soldat de cœur et qui, candidement et sans y regarder de trop près, appliquait le proverbe un peu facile que tout est permis en amour et en guerre.
Un soir que Farquhar et sa femme étaient assis sur un banc rustique près de l’entrée de leur propriété, un cavalier tout poudreux portant l’uniforme gris, s’approcha de la grille et demanda à boire. Mrs. Farquhar se leva pour le servir elle-même. Pendant qu’elle allait chercher l’eau, son mari s’enquit avec avidité des nouvelles du front.
— Les Yanks sont en train de réparer les chemins de fer, dit l’homme, et se préparent à une nouvelle marche en avant. Ils ont atteint le pont d’Owl-Creek, l’ont remis en état et ont construit une palissade sur la rive nord. Le commandant a lancé un avis, qui est affiché partout, pour faire savoir que tout civil surpris à détériorer le chemin de fer, les ponts, les tunnels ou les trains, sera pendu sans jugement. J’ai vu l’avis.
— À quelle distance se trouve le pont d’Owl-Creek ?
— À une trentaine de milles. 
— N’y a-t-il aucun corps de troupes de ce côté-ci de la crique ?
— Seulement un piquet posté à un demi-mille plus loin, sur le chemin de fer, et une seule sentinelle au bout du pont, de notre côté.
— Supposez qu’un homme — un civil, candidat à la potence, réussisse à éviter le petit poste et — qui sait — à se débarrasser de la sentinelle, dit Farquhar en souriant. Que pourrait-il accomplir ?
Le soldat réfléchissait.
— J’étais là il y a un mois, répondit-il. J’ai remarqué que les inondations de l’hiver dernier avaient déposé une grande quantité de bois flottant contre la pile de ce côté du pont, qui est également en bois. Il est sec à présent et brûlerait comme de l’étoupe.
La dame avait apporté de l’eau. Le soldat but. Il remercia cérémonieusement, s’inclina devant le mari et s’éloigna. Une heure après, la nuit tombée, il repassa devant la plantation, galopant vers le nord, dans la direction même d’où il était venu. C’était un espion fédéral.

III


Précipité à travers l’armature du pont, Peyton Farquhar perdit connaissance et fut comme s’il était déjà mort. Il sortit de cet état — après des siècles, lui sembla-t-il — par le fait de la souffrance que lui infligeait une pression violente sur la gorge, immédiatement suivie par une sensation d’étouffement. De vives, de poignantes douleurs semblaient fulgurer de son cou, de haut en bas, le long de toutes les fibres de son corps. Ces douleurs paraissaient jaillir comme de la lumière le long de ramifications bien définies et battre comme un pouls, périodiquement, avec une rapidité inouïe. On aurait dit des courants de flammes palpitantes. Il n’était conscient de rien, si ce n’est d’une sensation de plénitude allant jusqu’à la congestion. Aucune de ces sensations n’était accompagnée de pensée, La partie intellectuelle de son être était déjà annihilée ; il ne lui restait que la faculté de sentir, et sentir était un tourment. Il se rendait compte qu’il remuait. Enfermé dans un lumineux nuage, dont il n’était que le cœur enflammé, sans substance matérielle, il se balançait suivant des arcs d’oscillation inconcevables, comme un vaste pendule. Puis tout à coup, avec une soudaineté terrible, la lumière qui l’enveloppait fut projetée en l’air avec le bruit que fait un gros jaillissement d’eau ; un rugissement terrifiant remplit ses oreilles et tout devint noir et froid. La faculté de penser lui fut rendue : il comprit que la corde s’était rompue et qu’il était tombé dans l’eau. La sensation de strangulation ne s’était pas aggravée ; le nœud coulant serré autour de son cou le suffoquait et empêchait l’eau de pénétrer dans ses poumons. Mourir par pendaison au fond d’une rivière — l’idée lui sembla plaisante. Il ouvrit les yeux dans l’obscurité et vit au-dessus de lui un rayon de lumière, mais combien distant, combien inaccessible. Il continuait à descendre, car la lumière devenait de plus en plus faible, jusqu’à n’être plus à peine qu’une lueur. Puis, elle commença à croître et à s’aviver, et il comprit qu’il remontait vers la surface — il le comprit avec répugnance, car il se sentait très bien. « Être pendu et noyé, pensa-t-il, cela n’est point si mal ; mais je ne souhaite pas d’être fusillé par surcroît. Non ; je ne veux, point être fusillé : cela n’est pas de jeu. »
Il ne se rendait pas compte qu’il accomplissait un effort, mais une vive douleur aux poignets l’avertit qu’il cherchait à dégager ses mains. Il prêta à cette lutte son attention, en quelque sorte avec un intérêt d’amateur, comme un badaud observe les tours d’un acrobate. Quel splendide effort I Quelle force magnifique et presque surhumaine ! Ah ! voilà du beau travail ! Bravo ! Les liens se relâchent ; ses bras s’écartent et flottent au-dessus de sa tête ; il aperçoit. vaguement ses mains de chaque côté dans la lumière grandissante. Il les regarde avec curiosité tandis que l’une après l’autre elles s’agrippent à son col sur le nœud coulant. Elles l’arrachent et le rejettent furieusement, et il semble onduler comme un serpent d’eau. « Remettez-le en place ! Remettez-le en place. » Il lui parut qu’il criait cela à ses mains, car à la suppression de son carcan avaient succédé les affres les plus horribles qu’il eût encore ressenties. Son cou lui faisait atrocement mal ; son cerveau était en feu ; son cœur, qui ne palpitait que faiblement, fit un grand bond, comme s’il cherchait à s’échapper de sa gorge. Son corps entier était torturé et tordu par une angoisse insupportable. Mais ses désobéissantes mains ne prêtaient aucune attention à ses ordres. Elles battaient l’eau vigoureusement, à coups rapides, se dirigeant vers le bas, le forçant à gagner la surface. Il sentit sa tête émerger ; ses yeux furent aveuglés par la lumière du soleil ; sa poitrine se dilata convulsivement et avec un suprême spasme d’agonie, ses poumons engouffrèrent un grand trait d’air qu’instantanément il rejeta dans un grand cri.
Il se trouvait à présent en pleine possession de ses facultés physiques. Elles étaient, en vérité, surnaturellement avivées et alertes. Quelque chose dans la terrible perturbation de son organisme les avait exaltées et affinées à un tel point qu’elles enregistraient des détails de choses qu’auparavant il n’aurait jamais aperçus. Il sentait les rides de l’eau sur son visage et entendait les sons qu’elles produisaient en le frappant l’une après l’autre. Il tourna les yeux vers la forêt, distingua chacun de ses arbres, les feuilles et les veinules de chaque feuille ; y aperçut même des insectes, des sauterelles, des mouches aux corps brillants, de grises araignées tendant leurs toiles de rameau à rameau. Il nota les couleurs prismatiques de toutes les gouttes de rosée sur un million de brins d’herbe. Le bourdonnement des moucherons qui dansaient au-dessus des remous du courant, le frémissement des ailes des libellules, les battements des pattes des araignées d’eau, pareilles à des avirons — tout cela formait une musique qu’il percevait. Un poisson glissa sous ses yeux et il entendit l’élan de son corps divisant l’eau.
Il était venu à la surface, tourné dans le sens du courant ; en un instant, le monde visible parut virer lentement, lui-même servant de pivot au mouvement, et il vit le pont, le fort, les soldats sur le pont, le capitaine, le sergent, ses deux bourreaux. Ils se silhouettaient sur le ciel bleu. Ils criaient et gesticulaient, le montrant du doigt. Le capitaine avait préparé son pistolet, mais il ne tira pas : les autres étaient sans armes. Leurs mouvements semblaient grotesques et en même temps horribles, leurs formes gigantesques.
Tout à coup il entendit une violente détonation et quelque chose frappa rudement l’eau à quelques pouces de sa tête, lui éclaboussant le visage de poussière d’eau. Il entendit une deuxième explosion et vit une des sentinelles, le fusil à l’épaule, un léger nuage s’élevant au bout. L’homme dans l’eau vit l’œil de l’homme sur le pont fixant le sien à travers la hausse du fusil. Il observa que cet œil était gris et se rappela avoir lu que les yeux gris étaient les plus perçants et que tous les tireurs célèbres avaient les yeux de cette couleur. Pourtant, celui-ci l’avait manqué.
Un contre-tourbillon avait saisi Farquhar et lui avait fait faire un demi-tour ; il regardait à nouveau la forêt sur la rive opposée au fort. Une voix claire et qui psalmodiait s’éleva derrière lui et franchit l’eau avec une netteté qui dominait tous les autres sons, même le battement des vaguelettes dans ses oreilles. Bien qu’il ne fût pas militaire, il avait suffisamment fréquenté les camps pour connaître la signification redoutable de ce chantonnement ; le lieutenant posté sur la rive venait prendre part aux travaux de la matinée. Avec quelle froideur — avec quelle intonation impitoyable et calme, imposant le flegme à ses hommes — tombèrent ces mots cruels à intervalles exactement mesurés : 
— Garde… à vous… Apprêtez… armes En joue… Feu…
Farquhar plongea — plongea aussi profondément qu’il le put. L’eau mugit à ses oreilles comme la voix du Niagara, et cependant il entendit le tonnerre assourdi de la décharge et, s’élevant de nouveau vers la surface, il rencontra des morceaux de métal brillants, singulièrement aplatis, oscillant lentement dans leur descente. Plusieurs d’entre eux touchèrent son visage et ses mains, puis glissèrent, continuant leur chute. L’un se logea entre son col et sa peau ; comme il le brûlait, il l’arracha.
En s’élevant de nouveau à la surface, la bouche ouverte pour respirer, il vit qu’il était resté longtemps en plongée ; il était perceptiblement plus loin dans le courant et plus près du salut. Les soldats avaient presque fini de recharger leurs armes ; les baguettes de métal brillèrent toutes à la fois dans le soleil lorsqu’elles furent retirées des canons des fusils, retournées en l’air et enfoncées dans leurs douilles. Les deux sentinelles tirèrent encore une fois, séparément et sans résultat.
L’homme aux abois vit tout cela par-dessus son épaule ; il nageait à présent avec vigueur dans le sens du courant. Son cerveau était aussi fort que ses bras et ses jambes ; il pensait avec la rapidité de l’éclair.
— L’officier, raisonna-t-il, ne commettra pas une deuxième fois cette erreur de blanc-bec. Il n’est pas plus difficile d’éviter un seul coup de feu qu’une décharge. Il a probablement donné l’ordre à présent, de tirer à volonté. Que Dieu m’aide, je ne puis les éviter tous !
Un éclaboussement jaillit à deux yards de lui, suivi par un son violent, tumultueux, décroissant, qui parut retourner au fort et y mourir dans une explosion dont la rivière elle-même fut agitée dans ses profondeurs. Une nappe d’eau jaillit, se recourbant sur lui, tomba sur lui, l’aveugla, l’étouffa. Le canon s’était mis de la partie. Comme le fugitif secouait sa tête après la commotion, il entendit le boulet chanter en ricochant en avant de lui et puis — au loin — fracasser les branches dans la forêt.
« Ils ne recommenceront pas, pensa-t-il ; la prochaine fois ils tireront à mitraille. Il faut que j’aie l’œil sur le canon ; la fumée m’avertira — la détonation arrive trop tard ; elle traîne derrière le projectile. C’est un bon canon. »
Soudain, il se sentit tourner, tourner en rond, tourner comme une toupie. L’eau, les rives, les forêts, le pont, le fort, les hommes — maintenant éloignés — tout se mêlait et s’estompait. Les objets n’étaient plus représentés que par leurs couleurs ; des raies horizontales de couleur — voilà tout ce qu’il voyait. Il avait été pris dans un remous qui le faisait avancer en tournoyant dans une giration qui lui donnait le vertige et le rendait affreusement malade. Quelques instants plus tard, il était projeté sur le gravier au pied de la rive sud du cours d’eau, derrière un promontoire qui le cachait à ses bourreaux. Le brusque arrêt de mouvement, les écorchures d’une de ses mains sur les cailloux, lui rendirent les sens et il pleura de joie. Il plongea ses mains dans le sable, en jeta sur lui-même à poignées et il bénissait ce sable à voix haute. Il lui semblait composé de diamants, de rubis, d’émeraudes ; il n’imaginait rien de plus beau. Les arbres de la forêt lui apparaissaient comme de gigantesques plantes de jardin ; il crut remarquer un ordre défini dans leur alignement, il aspira leur parfum. Une étrange lumière rosée luisait dans les intervalles des troncs et le vent faisait dans les branches une musique de harpes éoliennes. Il n’avait plus aucun désir de continuer sa fuite ; il demeurerait dans ce coin enchanté, jusqu’à ce qu’on le reprît.
Un sifflement, un râle de mitraille dans les hautes branches au-dessus de sa tête, le tirèrent de son rêve. Déconcerté, le canonnier lui jetait un adieu au jugé. Il bondit sur ses pieds, gravit l’escarpement et plongea dans la forêt.
Toute la journée il voyagea, se guidant dans sa course sur l’arc de cercle que traçait le soleil. La forêt paraissait interminable ; il n’y découvrit aucune clairière, pas même un sentier de bûcheron. Il s’étonnait d’avoir vécu dans une région aussi sauvage. Il y avait quelque chose de sinistre dans cette révélation.
Au soir, il était fatigué, affamé. Il avait les pieds en sang. Le souvenir de sa femme et de ses enfants aiguillonna sa lassitude. Enfin il rencontra une route : elle allait le conduire dans la bonne direction, il le savait. Cette route était large et droite comme une rue citadine, et pourtant il semblait que nul n’y voyageât jamais. Aucun champ ne la bordait, aucune habitation. Nul aboiement de chien qui suggérât la présence d’une demeure humaine. Les troncs noirs des arbres formaient une paroi rigide des deux côtés, se terminant en pointe à l’horizon, comme un diagramme de perspective. Au-dessus de sa tête brillaient de grandes étoiles d’or d’un aspect inconnu, groupées en d’étranges constellations. Il était persuadé qu’elles étaient disposées dans un ordre qui avait une secrète et maligne signification. La forêt était pleine de bruits singuliers, parmi lesquels — une fois, deux fois, plusieurs fois — il entendit des murmures proférés dans une langue inconnue.
Son cou lui faisait mal et, y portant la main, il le trouva horriblement enflé. Il devinait un cercle noir à l’endroit où la corde l’avait meurtri. Il se sentait les yeux congestionnés ; il ne pouvait plus les fermer. Sa langue était gonflée par la soif ; il en soulagea la fièvre en la projetant hors de sa bouche dans l’air froid. Quel doux tapis de gazon dans cette avenue inexplorée. Il ne sentait plus la route sous ses pieds.
Sans doute, malgré sa souffrance, s’était-il endormi tout en marchant, car à présent il assiste à une scène inattendue. Peut-être a-t-il eu simplement le délire. Il se tient devant la grille de sa maison. Tout est là comme il l’avait laissé. Tout brille dans la lumière du matin. Il doit avoir voyagé toute la nuit. Comme il pousse le battant de la grille et entre dans la large allée blanche, il aperçoit un frémissement de vêtements féminins ; sa femme, douce et fraîche, à l’aspect reposé, descend de la vérandah et vient à sa rencontre. Au pied des marches elle l’attend, avec un sourire de joie ineffable, dans une attitude inégalable de grâce et de noblesse. Comme elle est belle ! Il s’élance vers elle, les bras ouverts. Il va l’étreindre ! Alors il reçoit un choc étourdissant sur la nuque ; une aveuglante lumière blanche flamboie autour de lui. Un bruit éclate, pareil à un coup de canon. Puis tout devient obscurité et silence.
Peyton Farquhar était mort ; son corps, le cou rompu se balançait doucement sous les poutres du pont d’Owl-Creek.

(Trad. v. m. llona)

(Version anglaise :


An Occurrence at Owl Creek Bridge


Chapter I
A man stood upon a railroad bridge in northern Alabama, looking down into the swift water twenty feet below. The man's hands were behind his back, the wrists bound with a cord. A rope closely encircled his neck. It was attached to a stout cross-timber above his head and the slack fell to the level of his knees. Some loose boards laid upon the ties supporting the rails of the railway supplied a footing for him and his executioners -- two private soldiers of the Federal army, directed by a sergeant who in civil life may have been a deputy sheriff. At a short remove upon the same temporary platform was an officer in the uniform of his rank, armed. He was a captain. A sentinel at each end of the bridge stood with his rifle in the position known as "support," that is to say, vertical in front of the left shoulder, the hammer resting on the forearm thrown straight across the chest -- a formal and unnatural position, enforcing an erect carriage of the body. It did not appear to be the duty of these two men to know what was occurring at the center of the bridge; they merely blockaded the two ends of the foot planking that traversed it.
Beyond one of the sentinels nobody was in sight; the railroad ran straight away into a forest for a hundred yards, then, curving, was lost to view. Doubtless there was an outpost farther along. The other bank of the stream was open ground -- a gentle slope topped with a stockade of vertical tree trunks, loopholed for rifles, with a single embrasure through which protruded the muzzle of a brass cannon commanding the bridge. Midway up the slope between the bridge and fort were the spectators -- a single company of infantry in line, at "parade rest," the butts of their rifles on the ground, the barrels inclining slightly backward against the right shoulder, the hands crossed upon the stock. A lieutenant stood at the right of the line, the point of his sword upon the ground, his left hand resting upon his right. Excepting the group of four at the center of the bridge, not a man moved. The company faced the bridge, staring stonily, motionless. The sentinels, facing the banks of the stream, might have been statues to adorn the bridge. The captain stood with folded arms, silent, observing the work of his subordinates, but making no sign. Death is a dignitary who when he comes announced is to be received with formal manifestations of respect, even by those most familiar with him. In the code of military etiquette silence and fixity are forms of deference.
The man who was engaged in being hanged was apparently about thirty-five years of age. He was a civilian, if one might judge from his habit, which was that of a planter. His features were good -- a straight nose, firm mouth, broad forehead, from which his long, dark hair was combed straight back, falling behind his ears to the collar of his well fitting frock coat. He wore a moustache and pointed beard, but no whiskers; his eyes were large and dark gray, and had a kindly expression which one would hardly have expected in one whose neck was in the hemp. Evidently this was no vulgar assassin. The liberal military code makes provision for hanging many kinds of persons, and gentlemen are not excluded.
The preparations being complete, the two private soldiers stepped aside and each drew away the plank upon which he had been standing. The sergeant turned to the captain, saluted and placed himself immediately behind that officer, who in turn moved apart one pace. These movements left the condemned man and the sergeant standing on the two ends of the same plank, which spanned three of the cross-ties of the bridge. The end upon which the civilian stood almost, but not quite, reached a fourth. This plank had been held in place by the weight of the captain; it was now held by that of the sergeant. At a signal from the former the latter would step aside, the plank would tilt and the condemned man go down between two ties. The arrangement commended itself to his judgement as simple and effective. His face had not been covered nor his eyes bandaged. He looked a moment at his "unsteadfast footing," then let his gaze wander to the swirling water of the stream racing madly beneath his feet. A piece of dancing driftwood caught his attention and his eyes followed it down the current. How slowly it appeared to move! What a sluggish stream!
He closed his eyes in order to fix his last thoughts upon his wife and children. The water, touched to gold by the early sun, the brooding mists under the banks at some distance down the stream, the fort, the soldiers, the piece of drift -- all had distracted him. And now he became conscious of a new disturbance. Striking through the thought of his dear ones was sound which he could neither ignore nor understand, a sharp, distinct, metallic percussion like the stroke of a blacksmith's hammer upon the anvil; it had the same ringing quality. He wondered what it was, and whether immeasurably distant or near by -- it seemed both. Its recurrence was regular, but as slow as the tolling of a death knell. He awaited each new stroke with impatience and -- he knew not why -- apprehension. The intervals of silence grew progressively longer; the delays became maddening. With their greater infrequency the sounds increased in strength and sharpness. They hurt his ear like the thrust of a knife; he feared he would shriek. What he heard was the ticking of his watch.
He unclosed his eyes and saw again the water below him. "If I could free my hands," he thought, "I might throw off the noose and spring into the stream. By diving I could evade the bullets and, swimming vigorously, reach the bank, take to the woods and get away home. My home, thank God, is as yet outside their lines; my wife and little ones are still beyond the invader's farthest advance."
As these thoughts, which have here to be set down in words, were flashed into the doomed man's brain rather than evolved from it the captain nodded to the sergeant. The sergeant stepped aside.
Chapter II
Peyton Fahrquhar was a well to do planter, of an old and highly respected Alabama family. Being a slave owner and like other slave owners a politician, he was naturally an original secessionist and ardently devoted to the Southern cause. Circumstances of an imperious nature, which it is unnecessary to relate here, had prevented him from taking service with that gallant army which had fought the disastrous campaigns ending with the fall of Corinth, and he chafed under the inglorious restraint, longing for the release of his energies, the larger life of the soldier, the opportunity for distinction. That opportunity, he felt, would come, as it comes to all in wartime. Meanwhile he did what he could. No service was too humble for him to perform in the aid of the South, no adventure too perilous for him to undertake if consistent with the character of a civilian who was at heart a soldier, and who in good faith and without too much qualification assented to at least a part of the frankly villainous dictum that all is fair in love and war.
One evening while Fahrquhar and his wife were sitting on a rustic bench near the entrance to his grounds, a gray-clad soldier rode up to the gate and asked for a drink of water. Mrs. Fahrquhar was only too happy to serve him with her own white hands. While she was fetching the water her husband approached the dusty horseman and inquired eagerly for news from the front.
"The Yanks are repairing the railroads," said the man, "and are getting ready for another advance. They have reached the Owl Creek bridge, put it in order and built a stockade on the north bank. The commandant has issued an order, which is posted everywhere, declaring that any civilian caught interfering with the railroad, its bridges, tunnels, or trains will be summarily hanged. I saw the order."
"How far is it to the Owl Creek bridge?" Fahrquhar asked.
"About thirty miles."
"Is there no force on this side of the creek?"
"Only a picket post half a mile out, on the railroad, and a single sentinel at this end of the bridge."
"Suppose a man -- a civilian and student of hanging -- should elude the picket post and perhaps get the better of the sentinel," said Fahrquhar, smiling, "what could he accomplish?"
The soldier reflected. "I was there a month ago," he replied. "I observed that the flood of last winter had lodged a great quantity of driftwood against the wooden pier at this end of the bridge. It is now dry and would burn like tinder."
The lady had now brought the water, which the soldier drank. He thanked her ceremoniously, bowed to her husband and rode away. An hour later, after nightfall, he repassed the plantation, going northward in the direction from which he had come. He was a Federal scout.
Chapter III
As Peyton Farquhar fell straight downward through the bridge he lost consciousness and was as one already dead. From this state he was awakened -- ages later, it seemed to him -- by the pain of a sharp pressure upon his throat, followed by a sense of suffocation. Keen, poignant agonies seemed to shoot from his neck downward through every fiber of his body and limbs. These pains appeared to flash along well defined lines of ramification and to beat with an inconceivably rapid periodicity. They seemed like streams of pulsating fire heating him to an intolerable temperature. As to his head, he was conscious of nothing but a feeling of fullness -- of congestion. These sensations were unaccompanied by thought. The intellectual part of his nature was already effaced; he had power only to feel, and feeling was torment. He was conscious of motion. Encompassed in a luminous cloud, of which he was now merely the fiery heart, without material substance, he swung through unthinkable arcs of oscillation, like a vast pendulum. Then all at once, with terrible suddenness, the light about him shot upward with the noise of a loud splash; a frightful roaring was in his ears, and all was cold and dark. The power of thought was restored; he knew that the rope had broken and he had fallen into the stream. There was no additional strangulation; the noose about his neck was already suffocating him and kept the water from his lungs. To die of hanging at the bottom of a river! -- the idea seemed to him ludicrous. He opened his eyes in the darkness and saw above him a gleam of light, but how distant, how inaccessible! He was still sinking, for the light became fainter and fainter until it was a mere glimmer. Then it began to grow and brighten, and he knew that he was rising toward the surface -- knew it with reluctance, for he was now very comfortable. "To be hanged and drowned," he thought, "that is not so bad; but I do not wish to be shot. No; I will not be shot; that is not fair."
He was not conscious of an effort, but a sharp pain in his wrist apprised him that he was trying to free his hands. He gave the struggle his attention, as an idler might observe the feat of a juggler, without interest in the outcome. What splendid effort! -- what magnificent, what superhuman strength! Ah, that was a fine endeavor! Bravo! The cord fell away; his arms parted and floated upward, the hands dimly seen on each side in the growing light. He watched them with a new interest as first one and then the other pounced upon the noose at his neck. They tore it away and thrust it fiercely aside, its undulations resembling those of a water snake. "Put it back, put it back!" He thought he shouted these words to his hands, for the undoing of the noose had been succeeded by the direst pang that he had yet experienced. His neck ached horribly; his brain was on fire, his heart, which had been fluttering faintly, gave a great leap, trying to force itself out at his mouth. His whole body was racked and wrenched with an insupportable anguish! But his disobedient hands gave no heed to the command. They beat the water vigorously with quick, downward strokes, forcing him to the surface. He felt his head emerge; his eyes were blinded by the sunlight; his chest expanded convulsively, and with a supreme and crowning agony his lungs engulfed a great draught of air, which instantly he expelled in a shriek!
He was now in full possession of his physical senses. They were, indeed, preternaturally keen and alert. Something in the awful disturbance of his organic system had so exalted and refined them that they made record of things never before perceived. He felt the ripples upon his face and heard their separate sounds as they struck. He looked at the forest on the bank of the stream, saw the individual trees, the leaves and the veining of each leaf -- he saw the very insects upon them: the locusts, the brilliant bodied flies, the gray spiders stretching their webs from twig to twig. He noted the prismatic colors in all the dewdrops upon a million blades of grass. The humming of the gnats that danced above the eddies of the stream, the beating of the dragon flies' wings, the strokes of the water spiders' legs, like oars which had lifted their boat -- all these made audible music. A fish slid along beneath his eyes and he heard the rush of its body parting the water.
He had come to the surface facing down the stream; in a moment the visible world seemed to wheel slowly round, himself the pivotal point, and he saw the bridge, the fort, the soldiers upon the bridge, the captain, the sergeant, the two privates, his executioners. They were in silhouette against the blue sky. They shouted and gesticulated, pointing at him. The captain had drawn his pistol, but did not fire; the others were unarmed. Their movements were grotesque and horrible, their forms gigantic.
Suddenly he heard a sharp report and something struck the water smartly within a few inches of his head, spattering his face with spray. He heard a second report, and saw one of the sentinels with his rifle at his shoulder, a light cloud of blue smoke rising from the muzzle. The man in the water saw the eye of the man on the bridge gazing into his own through the sights of the rifle. He observed that it was a gray eye and remembered having read that gray eyes were keenest, and that all famous marksmen had them. Nevertheless, this one had missed.
A counter-swirl had caught Farquhar and turned him half round; he was again looking at the forest on the bank opposite the fort. The sound of a clear, high voice in a monotonous singsong now rang out behind him and came across the water with a distinctness that pierced and subdued all other sounds, even the beating of the ripples in his ears. Although no soldier, he had frequented camps enough to know the dread significance of that deliberate, drawling, aspirated chant; the lieutenant on shore was taking a part in the morning's work. How coldly and pitilessly -- with what an even, calm intonation, presaging, and enforcing tranquility in the men -- with what accurately measured interval fell those cruel words:
"Company! . . . Attention! . . . Shoulder arms! . . . Ready! . . . Aim! . . . Fire!"
Farquhar dived -- dived as deeply as he could. The water roared in his ears like the voice of Niagara, yet he heard the dull thunder of the volley and, rising again toward the surface, met shining bits of metal, singularly flattened, oscillating slowly downward. Some of them touched him on the face and hands, then fell away, continuing their descent. One lodged between his collar and neck; it was uncomfortably warm and he snatched it out.
As he rose to the surface, gasping for breath, he saw that he had been a long time under water; he was perceptibly farther downstream -- nearer to safety. The soldiers had almost finished reloading; the metal ramrods flashed all at once in the sunshine as they were drawn from the barrels, turned in the air, and thrust into their sockets. The two sentinels fired again, independently and ineffectually.
The hunted man saw all this over his shoulder; he was now swimming vigorously with the current. His brain was as energetic as his arms and legs; he thought with the rapidity of lightning:
"The officer," he reasoned, "will not make that martinet's error a second time. It is as easy to dodge a volley as a single shot. He has probably already given the command to fire at will. God help me, I cannot dodge them all!"
An appalling splash within two yards of him was followed by a loud, rushing sound, DIMINUENDO, which seemed to travel back through the air to the fort and died in an explosion which stirred the very river to its deeps! A rising sheet of water curved over him, fell down upon him, blinded him, strangled him! The cannon had taken an hand in the game. As he shook his head free from the commotion of the smitten water he heard the deflected shot humming through the air ahead, and in an instant it was cracking and smashing the branches in the forest beyond.
"They will not do that again," he thought; "the next time they will use a charge of grape. I must keep my eye upon the gun; the smoke will apprise me -- the report arrives too late; it lags behind the missile. That is a good gun."
Suddenly he felt himself whirled round and round -- spinning like a top. The water, the banks, the forests, the now distant bridge, fort and men, all were commingled and blurred. Objects were represented by their colors only; circular horizontal streaks of color -- that was all he saw. He had been caught in a vortex and was being whirled on with a velocity of advance and gyration that made him giddy and sick. In few moments he was flung upon the gravel at the foot of the left bank of the stream -- the southern bank -- and behind a projecting point which concealed him from his enemies. The sudden arrest of his motion, the abrasion of one of his hands on the gravel, restored him, and he wept with delight. He dug his fingers into the sand, threw it over himself in handfuls and audibly blessed it. It looked like diamonds, rubies, emeralds; he could think of nothing beautiful which it did not resemble. The trees upon the bank were giant garden plants; he noted a definite order in their arrangement, inhaled the fragrance of their blooms. A strange roseate light shone through the spaces among their trunks and the wind made in their branches the music of AEolian harps. He had no wish to perfect his escape -- he was content to remain in that enchanting spot until retaken.
A whiz and a rattle of grapeshot among the branches high above his head roused him from his dream. The baffled cannoneer had fired him a random farewell. He sprang to his feet, rushed up the sloping bank, and plunged into the forest.
All that day he traveled, laying his course by the rounding sun. The forest seemed interminable; nowhere did he discover a break in it, not even a woodman's road. He had not known that he lived in so wild a region. There was something uncanny in the revelation.
By nightfall he was fatigued, footsore, famished. The thought of his wife and children urged him on. At last he found a road which led him in what he knew to be the right direction. It was as wide and straight as a city street, yet it seemed untraveled. No fields bordered it, no dwelling anywhere. Not so much as the barking of a dog suggested human habitation. The black bodies of the trees formed a straight wall on both sides, terminating on the horizon in a point, like a diagram in a lesson in perspective. Overhead, as he looked up through this rift in the wood, shone great golden stars looking unfamiliar and grouped in strange constellations. He was sure they were arranged in some order which had a secret and malign significance. The wood on either side was full of singular noises, among which -- once, twice, and again -- he distinctly heard whispers in an unknown tongue.
His neck was in pain and lifting his hand to it found it horribly swollen. He knew that it had a circle of black where the rope had bruised it. His eyes felt congested; he could no longer close them. His tongue was swollen with thirst; he relieved its fever by thrusting it forward from between his teeth into the cold air. How softly the turf had carpeted the untraveled avenue -- he could no longer feel the roadway beneath his feet!
Doubtless, despite his suffering, he had fallen asleep while walking, for now he sees another scene -- perhaps he has merely recovered from a delirium. He stands at the gate of his own home. All is as he left it, and all bright and beautiful in the morning sunshine. He must have traveled the entire night. As he pushes open the gate and passes up the wide white walk, he sees a flutter of female garments; his wife, looking fresh and cool and sweet, steps down from the veranda to meet him. At the bottom of the steps she stands waiting, with a smile of ineffable joy, an attitude of matchless grace and dignity. Ah, how beautiful she is! He springs forwards with extended arms. As he is about to clasp her he feels a stunning blow upon the back of the neck; a blinding white light blazes all about him with a sound like the shock of a cannon -- then all is darkness and silence!
Peyton Farquhar was dead; his body, with a broken neck, swung gently from side to side beneath the timbers of the Owl Creek bridge.)

mercredi 23 mai 2012

Comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise

"Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant, comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise." (Milan Kundera, L'Insoutenable légèreté de l'être)

La jeune fille glissait lentement dans l’eau cristalline. Le léger remous qu’elle créait faisait trembler doucement les contours de son corps, sans rien masquer de leur perfection. L’homme la regardait en silence, assis sur un rocher. Il ne pouvait s’empêcher de frissonner à chaque fois que les muscles souples des épaules de la baigneuse frémissaient. Il la regarda sortir de l’eau en tordant ses cheveux. Il était curieux et impatient de voir tout son corps ruisselant exposé à la lumière du soleil. Après avoir séché ses longs cheveux blonds, elle se retourna et fouilla les rochers des yeux. En le voyant, elle s’écria, faussement courroucée : “Arrête de me regarder !” Il sourit, regarda ostensiblement plus bas, puis répondit : “Arrête d’être belle !”
Il se leva et parcourut en quelques bonds l’espace qui le séparait d’elle. Il fit tomber la serviette dans laquelle elle s’était enveloppée et serra son corps blanc et nu contre lui. Elle frissonna quand il posa ses lèvres sur son épaule.
Il murmura à son oreille : “Quand tu étais dans l’eau, tu n’étais pas Celia, tu étais Clelia, venue rejoindre les bras de son amant qui la rendrait à ses geôliers.” La référence à l’héroïne romaine qui avait traversé le Tibre pour s’enfuir du camp des ennemis étrusques aurait pu paraître obscure, mais comme il la répétait chaque fois qu’elle nageait, c’est-à-dire chaque jour depuis un mois, elle ne fut ni surprise ni troublée. Au lieu de dire, comme d’habitude, “tu radotes”, elle souffla : “Alors appelle-moi Clelia.”
Pour l’empêcher de répondre, elle lui appliqua un baiser envahissant. Il esquissa une grimace quand elle toucha par mégarde la cicatrice de sa joue, mais il s’abandonna avec délectation à ce baiser. Ils se laissèrent tomber mollement sur l’herbe du bord du lac.

Quand un souffle un peu plus frais du vent du printemps la fit trembler, elle regarda vers son visage. Il tira sa veste sur elle. En passant un doigt léger sur sa blessure encore vive, elle demanda : “Tu as mal ?” Elle ne fut pas convaincue par sa réponse négative que l’immobilité mécanique de sa joue démentait amplement.
Il posa son regard dans l’immensité bleu turquoise de celui de la jeune femme. Il annonça sentencieusement : “Tu t’ennuies ma Clelia.” Comme elle restait silencieuse, il ajouta : “Tu n’as pas besoin de répondre, je le sais. Nous partirons cette nuit.
- Pourquoi cette nuit ? interrogea Celia
- Parce que c’est aujourd’hui que tu t’ennuies et que je veux que tu te réveilles ailleurs demain.”
Ils rentrèrent gaiement à l’hôtel et deux heures plus tard, ils étaient dans les rues désertes de la petite bourgade avec leurs maigres valises. La jeune femme s’attendait à partir vers la gare, mais elle fut surprise de voir son compagnon partir dans une autre direction. Il regardait autour de lui d’un air préoccupé, tout en cheminant lentement. Elle finit par s’impatienter qu’il ne réponde pas à ses questions sur leur destination. Il resta calme, comme devant chacune de ses colères, et la pria d’être patiente. Ils continuèrent de marcher en silence le long d’une rue bordée de voitures en stationnement, dans le silence implacable de cette petite ville de province. Soudain, son regard se fixa sur un point loin devant eux et il ordonna à la jeune fille de ne plus avancer. Il continua de progresser, d’un pas qui semblait plus léger. Elle s’efforça, en vain, de percevoir ce qui pouvait ainsi avoir attiré son attention.
Il s’immobilisa deux cents mètres plus loin et sortit un objet allongé de la manche de sa veste. Il fit alors un pas vers la grosse berline noire stationnée à côté de lui et se mit à faire sur sa portière des manipulations qu’elle ne put distinguer. Au bout de quelques minutes, les clignotants du véhicule s’allumèrent et son klaxon se mit à fonctionner, mais, comme un animal tué violemment au milieu d’un cri, il se tut en un instant. L’homme monta, prit place sur le siège conducteur et eut tôt fait de démarrer et de venir se garer à la hauteur de sa jeune compagne. Il sortit prendre les valises et lui fit signe de s’installer. Elle obéit en silence, encore interloquée.
Ils roulèrent quelques minutes dans le silence feutré de la voiture. Après avoir quitté la ville, il s’arrêta sur le bas-côté, près d’une forêt qu’ils avaient souvent parcourue dans leurs grandes promenades et qui avait été souvent emplie de leurs soupirs de plaisir. Il attrapa le carnet qui ne le quittait jamais et en fit tomber une dizaine de petits papiers blancs pliés en quatre en expliquant : “J’ai préparé ça pendant que tu prenais ta douche. Prends-en un.” Il étala alors les papiers sur les genoux de la jeune femme et attendit qu’elle en choisisse un. Elle lui remit celui sur lequel sa main était tombée. Il le déplia et le lui montra en souriant. Il ne portait qu’un mot écrit au crayon bleu : “Paris”.
Il prit la route en commentant : “Ce n’est pas le plus exotique, mais Mademoiselle a fait un excellent choix.”
Après quelques kilomètres silencieux, il posa sa main sur la jambe de la jeune femme. On aurait dit qu'elle attendait ce signal pour s’endormir, car elle s’assoupit aussitôt. Ils roulèrent ainsi pendant plusieurs heures. Elle s’éveilla alors, comme surprise de se trouver là, mais fut rassurée de le voir lui sourire tout en conduisant. Sans mot dire, elle commença à déplier les papiers restés sur sa jupe. Elle rit tout en lisant les noms à haute voix : “Kuala Lumpur”, “Fronsac”, “Biarritz”, “Kyoto”, “New York”, “Londres”, “Prague”, “Florence.” Tu t’en sors bien, finalement !” Il acquiesça en riant lui aussi.
Alors qu’il s’apprêtait à enlever sa main de sa jambe pour changer de vitesse, elle la retint en place et posa sa propre main sur le levier de vitesse, en adressant à son compagnon un sourire équivoque, puis changea de vitesse.
“Je ne veux pas que tu partes. Jamais. Je veux que tu restes collé à moi” expliqua-t-elle.
Après quelques heures au cours desquelles elle veilla à ce qu’il ne cesse pas un instant de la toucher, ils arrivèrent à Paris où Héliodore se dirigea sans hésiter vers un hôtel qu’il connaissait. Ils prirent possession de la chambre puis sortirent.
Un soir, alors qu'ils avaient passé la plus grande partie de la journée à se promener sur les quais, il l’entraîna dans les rues de l’Île Saint Louis et la guida jusqu’à une crêperie. Ils entrèrent et s’installèrent à une table. Elle ne voulait pas de crêpe, elle n’avait pas faim, elle avait l’esprit trop entièrement tourné vers son bonheur d’être avec lui, mais naturellement, elle ne s’opposait pas à ce qu’il consomme ce qu’il désirait. Elle s’éclipsa un instant et c’est pendant son absence qu’il commanda. Aussi fut-elle étonnée quand le serveur apporta deux assiettes, dont une qu’il posa devant elle.
Son compagnon goûta quelques bouchées de sa propre crêpe avant de lui proposer d’échanger les assiettes. Amusée, elle le regarda ainsi manger tantôt dans une assiette, tantôt dans l’autre.
Depuis quinze jours qu’ils étaient arrivés, ils n’avaient pas pensé à manger, leur joie les avait nourris l’un comme l’autre et elle resta convaincue que c’était simplement pour la surprendre par sa facétie qu’il avait commandé ces crêpes, sans vraiment avoir faim.
Elle prit soudain conscience d’un comportement étrange de son compagnon. Il jetait autour de lui de brefs regards circulaires. Parfois il se retournait brusquement, comme craignant que quelque chose ne l’attaque par derrière. Elle l’interrogea sur les raisons de ce malaise, mais il se révéla incapable de répondre.
La jeune femme devint songeuse et parla peu pendant le reste de la soirée. Pendant qu’ils marchaient vers leur hôtel, le regard du vieil homme se fixa soudain dans le lointain et il prit une expression terrifiée. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à discerner quoi que ce fût de suspect dans la direction où il regardait
Elle se serra contre lui. Elle n’y trouva aucun plaisir, car ce changement de comportement de son compagnon lui faisait peur, elle aurait préféré partir, aller le plus loin possible de ce que son vieil ami devenait. Mais elle voulait le rassurer, ne pas ajouter à son trouble, même si elle ne parvenait pas à se l’expliquer.
Cette nuit-là, l’homme fut agité, il ne cessait de bouger dans le lit, se leva à plusieurs reprises. La jeune femme le scrutait en silence. Elle essayait de deviner ce qui le troublait, en vain. Et cela la désespérait. Enfin, au petit jour, quand elle remarqua que des larmes mouillaient abondamment ses joues, elle se hasarda à lui demander à nouveau ce qui le perturbait. Elle put lire une grande détresse dans son regard, tandis qu’il la fixait en avalant péniblement sa salive. Cette détresse se changea vite en colère et il lui répondit sur un ton irrité.
Rien de ce que fit Celia dans les jours suivants, ni la douceur, ni les bouderies, ni les menaces ne suffirent pour qu’il consente à lui expliquer les raisons de son changement de comportement.
Elle pleurait elle-même en essuyant les larmes sur la cicatrice qu’il avait toujours au visage, qui lui rappelait leur bonheur passé, quand ils erraient dans les vignes et passaient la nuit enlacés entre les rangs. En voyant que de la salive coulait en quantité de ses lèvres, elle insista pour qu’il aille voir un médecin.
Il y avait bien encore des moments de complicité et de joie. Comme ce matin où il refusa de se  lever, lui qui était toujours le premier debout. Il l’empêchait de se lever, prenant prétexte de cette lutte pour la caresser. Elle prit du plaisir à ces ébats et quand elle parvint à échapper à son pouvoir, elle se hâta de courir dans la salle de bain. Elle insista encore pour qu’il se lève, mais il refusa en riant, précisant que personne ne pourrait le tirer du lit. Elle revint alors vers lui sur la pointe des pieds avec un verre d’eau qu’elle commença à verser sur sa poitrine.
Jamais elle n’entendit pareil hurlement.
Quand la première goutte toucha la peau de l’homme, elle crut avoir versé du vitriol. Elle regarda le verre qu’elle tenait, hébétée, tandis qu'Héliodore se tordait, comme en proie à une douleur insoutenable. C’est seulement alors qu’elle songea que ces contorsions n’étaient qu’une comédie qu’il jouait pour l’amuser. Cette pensée l’abandonna bien vite quand elle vit l’atroce souffrance sur le visage de son compagnon.
Il se calma enfin, mais parut terrorisé par le verre d’eau qu’elle gardait à la main.
Elle sortit seule ce jour-là, pour la première fois depuis un mois qu’ils étaient à Paris. Elle était triste, elle méditait. Il lui faisait peur, mais elle avait pitié de lui et se refusait à l’abandonner. Surtout, elle se disait qu’il lui revenait précisément d’être auprès de lui dans ces moments difficiles. Mais son anxiété, ces hallucinations qui le prenaient parfois, ces colères quand elle voulait qu’il consulte un docteur, tout cela lui inspirait un sentiment indicible de terreur impuissante.
Quand elle rentra, quelque peu rassérénée par ces heures de marche solitaire, elle le trouva prostré, grelottant dans un coin de la chambre. La cicatrice de sa joue semblait plus rouge que d’habitude. Il contemplait la porte avec effroi et les yeux vides. Il ne réagit pas à son arrivée.
Elle accourut auprès de lui et se mit en devoir d’essuyer son visage et l’épaisse toison de sa poitrine rendue collante par la salive. Le filet de bave revint aussitôt à la commissure de ses lèvres.
“On ne pourra pas dire que je n’en ai pas bavé, “ souffla-t-il en contractant son visage en un rictus qui devait prétendre être un sourire.
Il leva soudain le bras, pointant du doigt un coin vide de la pièce et prononça d’une voix presque claire : “Dis-lui de ne pas prendre tous les glaçons. J’en ai besoin pour les pinceaux.”
“Je t’aime, Héliodore” murmura-t-elle sans réfléchir, en regrettant cette déclaration avant même de l’avoir terminée. Elle craignait que cet aveu, qu’elle n’avait jamais consenti à faire auparavant ne soit interprété comme un congé. De fait, il ne répondit pas. Sa main retomba lourdement et ses yeux restèrent dans le vague. Ses tremblements avaient cessé.
Celia le regarda, sans un mot, sans bouger. Imperceptible une larme commença à grossir sur ses paupières puis glissa mollement sur sa joue. Elle attrapa son sac à main et quitta l’hôtel. Elle marcha au hasard et se retrouva dans le Jardin des Tuileries. Elle s’assit sur un banc et se laissa aller à son chagrin. Elle se rappela comment ce voyage avait commencé et à ses larmes se mêla un plaisir immense et pur.
[À suivre...]