samedi 18 décembre 2010

Ninja : Histoire d'amour à la mode romantique



Octave aurait tout accepté. Il aurait pu tout entendre, tout pardonner, avec une indulgence difficile à distinguer de la faiblesse. Il aurait tout accepté, sauf le mépris, sauf l'indifférence. Il voulait être avec elle. Non pas d'une façon vulgaire et matérielle. Il éprouvait d'ailleurs une certaine répugnance à cette promiscuité que certains considèrent comme de l'amour. Ce qu'il voulait, la seule chose qui puisse le satisfaire était qu'elle pense à lui.

Il avait rencontré Prascovie par hasard dans un forum sur Internet. Ils avaient dialogué et s'étaient découvert de nombreux goûts en commun, surtout en matière de littérature. C'était assez inattendu, puisqu'il avait vingt ans de plus qu'elle, mais il n'avait déjà pas la maturité d'un homme de son âge. Il n'est pas utile de préciser que, d'emblée, toute pensée de séduction était exclue de cette relation ; surtout qu'il n'était finalement pas si âgé et donc qu'elle était alors à peine sortie de l'enfance, éblouie et découvrant le monde avec émerveillement et cruauté. En outre, il était marié et père de famille, et ne ressentait nul attrait pour l'adultère.

Ils avaient ainsi échangé régulièrement, de plus en plus souvent, puis quotidiennement. Ces conversations étaient devenues une habitude dont ils auraient eu du mal à se passer, au point qu'il ne faisait rien dans sa journée sans penser à la façon dont il le lui raconterait, même si, en réalité, il oubliait ces minces détails au moment de leurs conversations. Elle restait pour lui une amie, une confidente à qui il pouvait tout dire ; il la regardait avec un oeil quasi-paternel. Pourtant, petit à petit, après des mois de ces rencontres virtuelles, elle commença à montrer des signes d'un plus grand attachement, elle faisait de charmants caprices quand, à cause de son travail, il ne pouvait lui consacrer autant de temps qu'elle l'aurait voulu, manifestait des mouvements d'humeur quand elle le savait avec d'autres femmes, ou faisait part de son impatience quand il ne pouvait communiquer avec elle pendant quelques jours. En s'interrogeant sur ces réactions, il en vint à la conclusion que lui aussi éprouvait pour elle des sentiments qui n'étaient pas ceux des premiers jours. Il finit par lui avouer ces sentiments et elle accueillit cet aveu avec bienveillance. Leur relation devint une relation amoureuse, même si la distance et le recours aux communications électroniques rendaient cet amour très virtuel.

Octave hésitait dans son dressing. Choisirait-il une tenue de ninja qui convenait bien à ce qu'il allait faire ? Ou bien préférerait-il le costume croisé bleu marine qu'il portait à chaque fois qu'il la rencontrait par hasard dans la rue ? Un costume droit anthracite lui sembla finalement un bon compromis entre les deux.

Il donna un dernier regard dans la glace, ajusta sa cravate, la rouge, celle dont elle lui avait parlé un jour, avant de descendre dans sa bibliothèque. Le pistolet était encore posé sur le bureau. C'était un antique pistolet automatique militaire qu'il avait hérité de son père. Il avait beaucoup joué avec cette arme un certain soir des semaines précédentes. Il avait été étonné de constater comme la détente était facile à actionner, alors qu'il se souvenait qu'enfant il avait besoin de l'aide de son père pour tirer des balles à blanc.

En prenant l'arme dans sa main, il se ramentevit le désespoir qui l'avait conduit à la sortir de la caisse où elle était enfermée. C'était le soir où elle avait annoncé qu'elle était en couple avec un jeune homme. En soi, cela ne justifiait pas son désespoir : il était bien naturel qu'elle voulût vivre normalement et qu'elle ressentît le désir d'une relation stable que la situation d'Octave ne lui permettait pas de lui offrir. Ce qui l'avait désespéré, c'était la soudaineté de cette annonce et la promptitude avec laquelle elle avait semblé l'oublier à partir de cet instant. Cette impression du premier soir se confirma dans les jours suivants : tous ses messages et ses efforts pour engager une conversation demeurèrent sans suite. Il comprenait bien que sa vie à elle s'était trouvée soudainement comblée par cette relation, mais de son côté, ne pouvait-elle pas comprendre qu'elle laissait ainsi une béance monstrueuse dans sa vie à lui ? Était-il impossible pour elle de saisir que, s'il avait passé avec elle plusieurs heures par jour pendant un an, c'était parce qu'elle n'était pas juste une connaissance avec qui on dialogue négligemment de temps à autre ?

Il fit coulisser le chargeur et prit la boîte de munitions. Il en tira une cartouche, qu'il glissa dans le magasin. Il hésita un instant en en prenant une autre ; il lui semblait infamant de charger complètement, cela lui paraissait une pratique de malfrat. Une balle lui suffisait pour faire ce qu'il avait à faire. Il consentit toutefois à introduire la seconde, pour le cas, éminemment improbable, où la première manquerait sa cible.

Il se demanda quelle était la meilleure façon de porter ce pistolet pour ne pas être encombré. Après l'avoir placé successivement dans la poche de son pantalon, dans celle de sa veste, il résolut de le glisser dans sa ceinture, dans son dos.

Ainsi rassuré, il prit place dans son fauteuil au coin du feu, se servit un verre de whisky et commença à lire le livre de Théophile Gautier qui était posé sur le guéridon. Lorsque son verre fut vide, il se leva, se rendit dans le garage et se mit au volant de sa voiture.

Il roula longtemps sans prêter attention à la musique qu'il avait mise machinalement. Son esprit vagabondait, échafaudait des scénarios. Surtout, il se souvint en frémissant d'un fait divers dont les journaux avaient parlé alors qu'il avait déjà commencé à élaborer le plan de son entreprise : un forcené, ancien militaire, avait pris un homme en otage sous la menace d'une arme ; cerné par la police, il avait essayé de se suicider, sans succès, avant d'être arrêté, grièvement blessé. Il conçut le souhait que son entreprise n'ait pas la même issue ; peut-être même fit-il une brève prière dans ce sens.

Il passa une première fois devant la maison. Le mur extérieur était haut, mais on pouvait voir de la lumière aux fenêtres de l'étage dont les volets étaient ouverts. Rassuré de cette preuve qu'elle n'était pas partie en famille fêter Noël à l'extérieur, il alla se garer à quelque distance pour ne pas éveiller les soupçons. Quand il sortit de sa voiture, un de ses frères ninjas apparut dans un éclair aveuglant. D'un geste à peine perceptible, il lui donna congé et l'autre disparut avant même que le nuage de fumée de son apparition fût dissipé. Ce n'était pas là une mission qui se puisse mener à plusieurs.

Il traversa une lande vide ; il connaissait le chemin comme le dos de sa main. Tout en marchant silencieusement, il continuait de penser à elle, comme à chaque instant depuis si longtemps. Bien peu aurait suffi pour qu'il fût satisfait de leur relation. Il aurait seulement voulu compter un peu pour elle, il aurait seulement voulu qu'elle pensât un peu à lui, comme quand, plus tôt, elle lui envoyait des SMS depuis les bras d'un autre, comme quand elle se plaignait de ses absences. Il aurait été transporté d'avoir une petite place dans son esprit, sans avoir besoin de baisers, de peaux qui se touchent ou de salives qui se mêlent. Mais même cette place, il l'avait perdue. "Oubli", ce mot résumait tout ce qu'il était devenu pour elle et sa seule évocation lui serrait la gorge.

Il était parvenu au pied du mur d'enceinte. Il s'assura de la présence du pistolet à sa ceinture. Retrouvant ses réflexes de ninja, il s'entoura le visage avec la longue écharpe de cachemire dont il s'était muni. D'un saut périlleux, il franchit le haut mur. Quand il tomba en silence de l'autre côté, un berger allemand se posta devant lui en aboyant et un projecteur fixé au mur s'alluma. En une fraction de seconde, avant même le troisième aboiement, il posa deux doigts sur la gorge de l'animal qui s'endormit sans un bruit. De l'autre main, il avait porté une sarbacane à sa bouche. Il la pointa vers le projecteur et la lumière disparut avec un faible claquement.

Octave resta immobile et silencieux quelques instants, pendant lesquels il songea à neutraliser l'alarme, avant de se raviser, estimant que son geste serait ainsi plus théâtral. Il s'approcha de la maison, enleva l'écharpe de son visage et la noua à la poignée de la porte, puis lança son kaginawa et escalada prestement le mur jusqu'à une fenêtre aux volets fermés. Il regretta ce détail, redoutant de trouver Prascovie dans une situation délicate, dans une tenue gênante ou pire, dans les bras de son ami. Il aurait voulu pouvoir vérifier avant de révéler sa présence, mais il était trop tard. Il tira une longue lame de sa manche, avec laquelle il ouvrit en moins d'une seconde les volets et la fenêtre. Prascovie s'était approchée de la fenêtre en entendant le bruit, il se trouvait face à elle, stupéfaite. Dès l'ouverture du volet, une sonnerie stridente s'était mise à retentir. Il la regarda un instant en souriant, pour essayer de la rassurer et pour jouir une dernière fois de la contemplation de ses yeux bleus. Mais quand il vit que la porte de la chambre s'ouvrait, il se hâta avec calme de saisir son arme sous sa veste. Prascovie eut à peine le temps de frémir en voyant le pistolet. Aussitôt, il porta le canon sur sa tempe et pressa la détente.

On aurait dit que la détonation durait plusieurs minutes. Prascovie resta tétanisée, ses yeux demeuraient attachés au regard de l'intrus. Celui-ci resta fixé sur elle avec une expression de tendresse, même après que la partie gauche du visage d'Octave eut disparu dans une explosion sanglante. Sa tempe droite s'était ouverte en une grande plaie en forme d'étoile dont une des branches courait jusqu'à la lèvre supérieure, d'où s'écoula un mince filet de sang. Une fumée légère s'échappait mollement du centre de cette plaie, comme si l'âme d'Octave était en train de s'enfuir paresseusement vers les cieux.

Deux larmes coulèrent lentement sur les joues de la jeune fille, lavant sur leur passage les gouttelettes de sang dont son visage avait été maculé. Ces larmes tombèrent au sol en déposant deux petites taches rose pâle sur le parquet.

A partir de cette nuit, elle n'oublia plus jamais le regard de cet homme qui l'avait aimée, et longtemps après avoir oublié son petit ami du moment, elle se réveilla chaque nuit en rêvant de ces yeux.

Illustration : photo sous licence Creative Commons Attribution-Share Alike 2.0 Generic de brunkfordbraun