mercredi 23 mai 2012

Comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise

"Pour qu’un amour soit inoubliable, il faut que les hasards s’y rejoignent dès le premier instant, comme les oiseaux sur les épaules de saint François d’Assise." (Milan Kundera, L'Insoutenable légèreté de l'être)

La jeune fille glissait lentement dans l’eau cristalline. Le léger remous qu’elle créait faisait trembler doucement les contours de son corps, sans rien masquer de leur perfection. L’homme la regardait en silence, assis sur un rocher. Il ne pouvait s’empêcher de frissonner à chaque fois que les muscles souples des épaules de la baigneuse frémissaient. Il la regarda sortir de l’eau en tordant ses cheveux. Il était curieux et impatient de voir tout son corps ruisselant exposé à la lumière du soleil. Après avoir séché ses longs cheveux blonds, elle se retourna et fouilla les rochers des yeux. En le voyant, elle s’écria, faussement courroucée : “Arrête de me regarder !” Il sourit, regarda ostensiblement plus bas, puis répondit : “Arrête d’être belle !”
Il se leva et parcourut en quelques bonds l’espace qui le séparait d’elle. Il fit tomber la serviette dans laquelle elle s’était enveloppée et serra son corps blanc et nu contre lui. Elle frissonna quand il posa ses lèvres sur son épaule.
Il murmura à son oreille : “Quand tu étais dans l’eau, tu n’étais pas Celia, tu étais Clelia, venue rejoindre les bras de son amant qui la rendrait à ses geôliers.” La référence à l’héroïne romaine qui avait traversé le Tibre pour s’enfuir du camp des ennemis étrusques aurait pu paraître obscure, mais comme il la répétait chaque fois qu’elle nageait, c’est-à-dire chaque jour depuis un mois, elle ne fut ni surprise ni troublée. Au lieu de dire, comme d’habitude, “tu radotes”, elle souffla : “Alors appelle-moi Clelia.”
Pour l’empêcher de répondre, elle lui appliqua un baiser envahissant. Il esquissa une grimace quand elle toucha par mégarde la cicatrice de sa joue, mais il s’abandonna avec délectation à ce baiser. Ils se laissèrent tomber mollement sur l’herbe du bord du lac.

Quand un souffle un peu plus frais du vent du printemps la fit trembler, elle regarda vers son visage. Il tira sa veste sur elle. En passant un doigt léger sur sa blessure encore vive, elle demanda : “Tu as mal ?” Elle ne fut pas convaincue par sa réponse négative que l’immobilité mécanique de sa joue démentait amplement.
Il posa son regard dans l’immensité bleu turquoise de celui de la jeune femme. Il annonça sentencieusement : “Tu t’ennuies ma Clelia.” Comme elle restait silencieuse, il ajouta : “Tu n’as pas besoin de répondre, je le sais. Nous partirons cette nuit.
- Pourquoi cette nuit ? interrogea Celia
- Parce que c’est aujourd’hui que tu t’ennuies et que je veux que tu te réveilles ailleurs demain.”
Ils rentrèrent gaiement à l’hôtel et deux heures plus tard, ils étaient dans les rues désertes de la petite bourgade avec leurs maigres valises. La jeune femme s’attendait à partir vers la gare, mais elle fut surprise de voir son compagnon partir dans une autre direction. Il regardait autour de lui d’un air préoccupé, tout en cheminant lentement. Elle finit par s’impatienter qu’il ne réponde pas à ses questions sur leur destination. Il resta calme, comme devant chacune de ses colères, et la pria d’être patiente. Ils continuèrent de marcher en silence le long d’une rue bordée de voitures en stationnement, dans le silence implacable de cette petite ville de province. Soudain, son regard se fixa sur un point loin devant eux et il ordonna à la jeune fille de ne plus avancer. Il continua de progresser, d’un pas qui semblait plus léger. Elle s’efforça, en vain, de percevoir ce qui pouvait ainsi avoir attiré son attention.
Il s’immobilisa deux cents mètres plus loin et sortit un objet allongé de la manche de sa veste. Il fit alors un pas vers la grosse berline noire stationnée à côté de lui et se mit à faire sur sa portière des manipulations qu’elle ne put distinguer. Au bout de quelques minutes, les clignotants du véhicule s’allumèrent et son klaxon se mit à fonctionner, mais, comme un animal tué violemment au milieu d’un cri, il se tut en un instant. L’homme monta, prit place sur le siège conducteur et eut tôt fait de démarrer et de venir se garer à la hauteur de sa jeune compagne. Il sortit prendre les valises et lui fit signe de s’installer. Elle obéit en silence, encore interloquée.
Ils roulèrent quelques minutes dans le silence feutré de la voiture. Après avoir quitté la ville, il s’arrêta sur le bas-côté, près d’une forêt qu’ils avaient souvent parcourue dans leurs grandes promenades et qui avait été souvent emplie de leurs soupirs de plaisir. Il attrapa le carnet qui ne le quittait jamais et en fit tomber une dizaine de petits papiers blancs pliés en quatre en expliquant : “J’ai préparé ça pendant que tu prenais ta douche. Prends-en un.” Il étala alors les papiers sur les genoux de la jeune femme et attendit qu’elle en choisisse un. Elle lui remit celui sur lequel sa main était tombée. Il le déplia et le lui montra en souriant. Il ne portait qu’un mot écrit au crayon bleu : “Paris”.
Il prit la route en commentant : “Ce n’est pas le plus exotique, mais Mademoiselle a fait un excellent choix.”
Après quelques kilomètres silencieux, il posa sa main sur la jambe de la jeune femme. On aurait dit qu'elle attendait ce signal pour s’endormir, car elle s’assoupit aussitôt. Ils roulèrent ainsi pendant plusieurs heures. Elle s’éveilla alors, comme surprise de se trouver là, mais fut rassurée de le voir lui sourire tout en conduisant. Sans mot dire, elle commença à déplier les papiers restés sur sa jupe. Elle rit tout en lisant les noms à haute voix : “Kuala Lumpur”, “Fronsac”, “Biarritz”, “Kyoto”, “New York”, “Londres”, “Prague”, “Florence.” Tu t’en sors bien, finalement !” Il acquiesça en riant lui aussi.
Alors qu’il s’apprêtait à enlever sa main de sa jambe pour changer de vitesse, elle la retint en place et posa sa propre main sur le levier de vitesse, en adressant à son compagnon un sourire équivoque, puis changea de vitesse.
“Je ne veux pas que tu partes. Jamais. Je veux que tu restes collé à moi” expliqua-t-elle.
Après quelques heures au cours desquelles elle veilla à ce qu’il ne cesse pas un instant de la toucher, ils arrivèrent à Paris où Héliodore se dirigea sans hésiter vers un hôtel qu’il connaissait. Ils prirent possession de la chambre puis sortirent.
Un soir, alors qu'ils avaient passé la plus grande partie de la journée à se promener sur les quais, il l’entraîna dans les rues de l’Île Saint Louis et la guida jusqu’à une crêperie. Ils entrèrent et s’installèrent à une table. Elle ne voulait pas de crêpe, elle n’avait pas faim, elle avait l’esprit trop entièrement tourné vers son bonheur d’être avec lui, mais naturellement, elle ne s’opposait pas à ce qu’il consomme ce qu’il désirait. Elle s’éclipsa un instant et c’est pendant son absence qu’il commanda. Aussi fut-elle étonnée quand le serveur apporta deux assiettes, dont une qu’il posa devant elle.
Son compagnon goûta quelques bouchées de sa propre crêpe avant de lui proposer d’échanger les assiettes. Amusée, elle le regarda ainsi manger tantôt dans une assiette, tantôt dans l’autre.
Depuis quinze jours qu’ils étaient arrivés, ils n’avaient pas pensé à manger, leur joie les avait nourris l’un comme l’autre et elle resta convaincue que c’était simplement pour la surprendre par sa facétie qu’il avait commandé ces crêpes, sans vraiment avoir faim.
Elle prit soudain conscience d’un comportement étrange de son compagnon. Il jetait autour de lui de brefs regards circulaires. Parfois il se retournait brusquement, comme craignant que quelque chose ne l’attaque par derrière. Elle l’interrogea sur les raisons de ce malaise, mais il se révéla incapable de répondre.
La jeune femme devint songeuse et parla peu pendant le reste de la soirée. Pendant qu’ils marchaient vers leur hôtel, le regard du vieil homme se fixa soudain dans le lointain et il prit une expression terrifiée. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à discerner quoi que ce fût de suspect dans la direction où il regardait
Elle se serra contre lui. Elle n’y trouva aucun plaisir, car ce changement de comportement de son compagnon lui faisait peur, elle aurait préféré partir, aller le plus loin possible de ce que son vieil ami devenait. Mais elle voulait le rassurer, ne pas ajouter à son trouble, même si elle ne parvenait pas à se l’expliquer.
Cette nuit-là, l’homme fut agité, il ne cessait de bouger dans le lit, se leva à plusieurs reprises. La jeune femme le scrutait en silence. Elle essayait de deviner ce qui le troublait, en vain. Et cela la désespérait. Enfin, au petit jour, quand elle remarqua que des larmes mouillaient abondamment ses joues, elle se hasarda à lui demander à nouveau ce qui le perturbait. Elle put lire une grande détresse dans son regard, tandis qu’il la fixait en avalant péniblement sa salive. Cette détresse se changea vite en colère et il lui répondit sur un ton irrité.
Rien de ce que fit Celia dans les jours suivants, ni la douceur, ni les bouderies, ni les menaces ne suffirent pour qu’il consente à lui expliquer les raisons de son changement de comportement.
Elle pleurait elle-même en essuyant les larmes sur la cicatrice qu’il avait toujours au visage, qui lui rappelait leur bonheur passé, quand ils erraient dans les vignes et passaient la nuit enlacés entre les rangs. En voyant que de la salive coulait en quantité de ses lèvres, elle insista pour qu’il aille voir un médecin.
Il y avait bien encore des moments de complicité et de joie. Comme ce matin où il refusa de se  lever, lui qui était toujours le premier debout. Il l’empêchait de se lever, prenant prétexte de cette lutte pour la caresser. Elle prit du plaisir à ces ébats et quand elle parvint à échapper à son pouvoir, elle se hâta de courir dans la salle de bain. Elle insista encore pour qu’il se lève, mais il refusa en riant, précisant que personne ne pourrait le tirer du lit. Elle revint alors vers lui sur la pointe des pieds avec un verre d’eau qu’elle commença à verser sur sa poitrine.
Jamais elle n’entendit pareil hurlement.
Quand la première goutte toucha la peau de l’homme, elle crut avoir versé du vitriol. Elle regarda le verre qu’elle tenait, hébétée, tandis qu'Héliodore se tordait, comme en proie à une douleur insoutenable. C’est seulement alors qu’elle songea que ces contorsions n’étaient qu’une comédie qu’il jouait pour l’amuser. Cette pensée l’abandonna bien vite quand elle vit l’atroce souffrance sur le visage de son compagnon.
Il se calma enfin, mais parut terrorisé par le verre d’eau qu’elle gardait à la main.
Elle sortit seule ce jour-là, pour la première fois depuis un mois qu’ils étaient à Paris. Elle était triste, elle méditait. Il lui faisait peur, mais elle avait pitié de lui et se refusait à l’abandonner. Surtout, elle se disait qu’il lui revenait précisément d’être auprès de lui dans ces moments difficiles. Mais son anxiété, ces hallucinations qui le prenaient parfois, ces colères quand elle voulait qu’il consulte un docteur, tout cela lui inspirait un sentiment indicible de terreur impuissante.
Quand elle rentra, quelque peu rassérénée par ces heures de marche solitaire, elle le trouva prostré, grelottant dans un coin de la chambre. La cicatrice de sa joue semblait plus rouge que d’habitude. Il contemplait la porte avec effroi et les yeux vides. Il ne réagit pas à son arrivée.
Elle accourut auprès de lui et se mit en devoir d’essuyer son visage et l’épaisse toison de sa poitrine rendue collante par la salive. Le filet de bave revint aussitôt à la commissure de ses lèvres.
“On ne pourra pas dire que je n’en ai pas bavé, “ souffla-t-il en contractant son visage en un rictus qui devait prétendre être un sourire.
Il leva soudain le bras, pointant du doigt un coin vide de la pièce et prononça d’une voix presque claire : “Dis-lui de ne pas prendre tous les glaçons. J’en ai besoin pour les pinceaux.”
“Je t’aime, Héliodore” murmura-t-elle sans réfléchir, en regrettant cette déclaration avant même de l’avoir terminée. Elle craignait que cet aveu, qu’elle n’avait jamais consenti à faire auparavant ne soit interprété comme un congé. De fait, il ne répondit pas. Sa main retomba lourdement et ses yeux restèrent dans le vague. Ses tremblements avaient cessé.
Celia le regarda, sans un mot, sans bouger. Imperceptible une larme commença à grossir sur ses paupières puis glissa mollement sur sa joue. Elle attrapa son sac à main et quitta l’hôtel. Elle marcha au hasard et se retrouva dans le Jardin des Tuileries. Elle s’assit sur un banc et se laissa aller à son chagrin. Elle se rappela comment ce voyage avait commencé et à ses larmes se mêla un plaisir immense et pur.
[À suivre...]