mercredi 26 janvier 2011

Caroline : une histoire de fantôme


Je suis en train d'écrire une histoire de fantôme (oui, oui, impatient lecteur, vous aurez l'occasion de la lire ! ;) ). Cela m'amène à lire toutes les histoires de ce genre qui passent à ma portée : des textes d'Edgar Poe, de M.R. James, d'Henry James, des frères Benson, de quelques autres...

Et parmi ces textes, figurent bien sûr des récits de Charles Nodier. Je ne puis résister au plaisir de citer ici cette petite nouvelle que je ne connaissais pas. Même si elle traite du même thème général, elle est très différente de ma propre histoire de fantôme parce que je répugne à imaginer un fantôme aussi vindicatif et mesquin. Pourtant, encore que je ne la considère pas comme la meilleure de cet auteur, je trouve cette nouvelle amusante, pour plusieurs détails que je vous laisse le soin d'apprécier, lecteur.

CAROLINE. NOUVELLE.

par Charles Nodier

Une jeune personne de dix-huit ans, nommée Caroline, inspira la plus violente passion à un homme d'un âge mur ; et comme à cinquante ans on est, dit-on, plus amoureux qu'à vingt, quoiqu'avec beaucoup moins de moyens de plaire, l'amant suranné obsédait sans cesse la jeune Caroline, qui était loin de répondre à ses sentimens. Elle eut le tort plus impardonnable de tourner en ridicule et de tourmenter cruellement l'homme qu'elle aurait dû se contenter d'éloigner avec froideur et décence. Au bout de trois ans de persévérance d'une part, et de mauvais traitemens de l'autre, le malheureux amant succomba à une maladie, dont son funeste amour fut en grande partie le principe.
Se sentant près de sa fin, il sollicita, pour grâce dernière, que Caroline daignât au moins venir recevoir son éternel adieu. La jeune personne refusa séchement de se rendre à cette demande. Une de ses amies qui était présente, lui dit avec douceur, qu'elle ferait bien d'accorder cette triste consolation à un infortuné qui mourait pour elle et par elle. Ses instances furent inutiles. On vint une seconde fois faire la même prière, en ajoutant que le malade demandait à voir Caroline, plus par intérêt pour elle que pour lui. Mais ce second message ne fut pas plus heureux que le premier.
L'amie de Caroline, outrée de cette dureté envers un mourant, la pressa avec plus de vivacité, et lui reprocha sa coquetterie et ses mauvais procédés envers un homme à qui elle pouvait au moins offrir en expiation, un instant de pitié. Caroline, fatiguée de ses importunités, consentit enfin d'assez mauvaise grâce, et dit : «Allons, conduisez-moi donc chez votre protégé ; mais nous n'y resterons qu'un moment, je vous en avertis ; je n'aime ni les mourans ni les morts.»
Les deux amies partirent enfin. Le mourant, voyant entrer Caroline, fit un dernier effort, et prenant la parole, d'une voix éteinte. «Il n'est plus tems, Mademoiselle, dit-il, vous m'avez refusé avec barbarie le bonheur de vous voir, quand je vous en ai fait prier ; et je ne désirais que vous pardonner ma mort. Vous me verrez dorénavant plus fréquemment que par le passé. Souvenez-vous seulement que vous avez mis trois ans à me conduire douloureusement au tombeau... Adieu, mademoiselle... A cette nuit.»
En achevant ces paroles, qu'il eut une peine infinie à prononcer, il expira.
Caroline, saisie de frayeur, s'enfuit précipitamment ; et son amie employa tous les moyens possibles pour calmer son extrême agitation.
Caroline la supplia de passer la nuit avec elle ; on lui dressa un lit dans la même chambre. On laissa les flambeaux allumés, et les deux amies, ne pouvant dormir, s'entretinrent long-tems ensemble.
Tout-à-coup, vers minuit, les lumières s'éteignent d'elles-mêmes.
Caroline s'écrie avec terreur : «le voilà ! le voilà !» Son amie n'entendant plus que des soupirs étouffés, suivis d'un profond silence, ranime ses forces, et sonne avec vivacité ; on accourt, on essaie de rallumer les flambeaux, mais inutilement. Au bout d'un quart d'heure, passé dans les plus mortelles angoisses, on entend l'heure ; Caroline pousse un profond soupir, comme une personne qui sort d'un long assoupissement. Les bougies se rallument d'elles-mêmes ; les gens de la maison se retirent, et Caroline dit d'une voix mourante : «Ah ! il est parti enfin !-Tu l'as donc vu ?-Oui, et je ne suis que trop sûre qu'il exécutera ses menaces.-Et quoi ! t'aurait-il parlé ?-Voici ce que je viens d'entendre : Pendant trois ans, je viendrai toutes les nuits, passer un quart-d'heure avec vous.
Du reste, soyez tranquille, je ne vous ferai aucun mal ; je borne ma vengeance à vous forcer de voir chaque nuit, celui que vous avez conduit au tombeau par votre imprudente conduite.» L'amie, peu curieuse de voir la même scène se renouveler, refusa de passer les nuits suivantes avec Caroline, qui lui reprocha de l'abandonner à un vampire. Les visites nocturnes continuèrent.
Caroline, belle, riche et maîtresse de ses actions, à vingt-un ans, voulut se marier, dans l'espoir d'éloigner le fantôme ; mais le bruit de ces apparitions retint les prétendans. Un seul, un gascon, nommé Monsieur de Forbignac, se présenta pour époux. La nécessité le fit agréer ; mais dès le lendemain des noces, (sans qu'on put savoir comment s'était passée la nuit), il disparut avec la dot, et quantité de bijoux qui n'en faisaient pas partie.
L'amie de Caroline, sensible à tant de malheurs, accourut auprès d'elle, la consola de son mieux, et l'emmena dans une terre où elle acheva tristement sa pénitence. Les trois ans écoulés, son vampire lui annonça enfin qu'elle ne le verrait plus ; il tint parole. Une leçon aussi sévère adoucit son caractère. La mort de M. de Forbignac, qui eut l'honnêteté de ne pas revenir, laissa Caroline libre de se remarier, et cette fois elle trouva un époux qui la rendit parfaitement heureuse.

(texte trouvé à l'adresse http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre17776-chapitre85981.html )
Illustration : Léon Séché, Revue Cénacle de la Muse française [Public domain], via Wikimedia Commons