mardi 2 novembre 2010

Redoutable fumée d'estime

J'ai fait le 22 octobre une expérience assez inhabituelle : j'ai contemplé pendant quelque temps l'incendie d'une maison. L'affaire était simple : la maison, isolée dans les vignes, au bord de la route, était habitée par une dame âgée seule. Deux gendarmes, pendant une patrouille de routine, ont remarqué le début d'incendie. Ils ont évacué l'habitante, qui n'avait rien remarqué et ont décidé d'interrompre la circulation sur la route, craignant l'explosion d'une bouteille de gaz qu'ils avaient remarquée sur les lieux. J'étais la deuxième voiture ainsi immobilisée et, pour ne pas gêner l'arrivée des pompiers, ils nous ont interdit de faire demi-tour. J'ai donc pu rester un bon moment à méditer sur cet incendie, tout en assistant à sa progression.

J'ai imaginé ce que pouvait avoir perdu cette femme et, pour mieux me le représenter, j'ai pensé à ce que je perdrais si ma propre maison brûlait. Oh ! Rien qui soit aucunement susceptible de faire perdre le sourire à mon assureur ! Mais la photo de mes arrière-grands-parents qui est sur la cheminée de ma bibliothèque, des centaines de livres dont la seule valeur est d'être introuvables, les fauteuils sur lesquels je m'asseyais enfant pour regarder des dessins animés, celui où je m'installe pour boire mon café en écoutant le chant des oiseaux, quelques chemises dont la couleur passée et la patine ne pourraient m'être rendues par aucun moyen... Je ne doutais pas que, de le même façon, avec cette maison brûlât toute une vie.

Je fus alors frappé par le contraste entre cette réflexion et le spectacle que j'avais devant les yeux. La violence de la nature me fascine et je me suis souvent surpris à espérer des explosions en voyant choir des objets. Cette fascination est sans doute à rapprocher de celle qu'évoque Lucrèce ("Suave, mari magno turbantibus aequora ventis,/E terra magnum alterius spectare laborem", De Natura rerum, II, 1-2) Mais de cette violence, rien. Les flammes étaient immenses et ont gagné en quelques minutes seulement l'habitation entière, mais elles semblaient langoureusement sereines. Le ciel était d'un bleu limpide et la fumée même paraissait hésiter à la troubler, préférant se répandre en une vague nappe brumeuse. Lors même que l'alimentation électrique a pris feu en jetant des gerbes d'étincelles, le silence est resté parfait ou, pour mieux dire, banal. La toiture en s'effondrant ne fit qu'un sobre "pouf" qui ne différait en rien de celui que fait un livre tombant à plat sur une table. Comment une vie pouvait-elle ainsi se consumer sans plus de trouble ?

Il se trouve que, le week-end avant cet événement, j'avais été trahi par quelqu'un que j'aimais. J'en avais conçu une colère effroyable qui me causa plusieurs nuits blanches, nuits d'errances désespérées, de sac et de ressac. J'avais de le même façon été affecté que ce cataclysme ne changeât rien au quotidien du monde et que la boulangère continuât de sourire en vendant son pain. A quoi bon le pain ?

Non, en effet, cette maison qui brûlait n'était qu'une maison, de même que la trahison dont j'avais été l'objet n'était qu'une trahison. J'ai déjà eu l'occasion de citer le conseil d'Epictète :

Εφ' ἑκάστου τῶν ψυχαγωγούντων ἢ χρείαν παρεχόντων ἢ στεργομένων μέμνησο ἐπιλέγειν, ὁποῖόν ἐστιν, ἀπὸ τῶν σμικροτάτων ἀρξάμενος: ἂν χύτραν στέργῃς, ὅτι "χύτραν στέργω". κατεαγείσης γὰρ αὐτῆς οὐ ταραχθήσῃ: ἂν παιδίον σαυτοῦ καταφιλῇς ἢ γυναῖκα, ὅτι ἄνθρωπον καταφιλεῖς: ἀποθανόντος γὰρ οὐ ταραχθήσῃ. (Arrien, Manuel d'Epictète, III)

(A propos de tout objet d'agrément, d'utilité ou d'affection, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'il est, à commencer par les moins considérables. Si tu aimes une marmite, dis : « C'est une marmite que j'aime ; » alors, quand elle se cassera, tu n'en seras pas troublé : quand tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi que c'est un être humain que tu embrasses ; et alors sa mort ne te troublera pas. (traduction Jean-François Thurot, 1899))
D'une façon analogue, Marc Aurèle écrivait :
Οἷον δὴ τὸ φαντασίαν λαμβάνειν ἐπὶ τῶν ὄψων καὶ τῶν τοιούτων ἐδωδίμων, ὅτι νεκρὸς οὗτος ἰχθύος, οὗτος δὲ νεκρὸς ὄρνιθος ἢ χοίρου· καὶ πάλιν, ὅτι ὁ Φάλερνος χυλάριόν ἐστι ταφυλίου καὶ ἡ περιπόρφυρος τριχία προβατίου αἱματίῳ κόγχης δεδευμένα· καὶ ἐπὶ τῶν κατὰ τὴν συνουσίαν ἐντερίου παράτριψις καὶ μετά τινος σπασμοῦ μυξαρίου ἔκκρισις· οἷαι δὴ αὗταί εἰσιν αἱ φαντασίαι καθικνούμεναι αὐτῶν τῶν πραγμάτων καὶ διεξιοῦσαι δἰ αὐτῶν, ὥστε ὁρᾶν οἷά τινά ποτ'ἐστιν. Οὕτως δεῖ παῤ ὅλον τὸν βίον ποιεῖν καὶ ὅπου λίαν ἀξιόπιστα τὰ πράγματα φαντάζεται, ἀπογυμνοῦν αὐτὰ καὶ τὴν εὐτέλειαν αὐτῶν καθορᾶν καὶ τὴν ἱστορίαν ἐφ'ᾗ σεμνύνεται περιαιρεῖν. Δεινὸς γὰρ ὁ τῦφος παραλογιστὴς καὶ ὅτε δοκεῖς μάλιστα περὶ τὰ σπουδαῖα καταγίνεσθαι, τότε μάλιστα καταγοητεύῃ. (Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, 13)

("De même que l'on peut se faire une représentation de ce que sont les mets et les autres aliments de ce genre en se disant : ceci est le cadavre d'un poisson ; cela, le cadavre d'un oiseau ou d'un porc ; et encore, en disant du Falerne, qu'il est le jus d'un grappillon ; de la robe prétexte, qu'elle est du poil de brebis trempé dans le sang d'un coquillage ; de l'accouplement, qu'il est le frottement d'un boyau et l'éjaculation, avec un certain spasme, d'un peu de morve. De la même façon que ces représentations atteignent leurs objets, les pénètrent et font voir ce qu'ils sont, de même faut-il faire durant toute ta vie ; et, toutes les fois que les choses te semblent trop dignes de confiance, mets-le à nu, rends-toi compte de leur peu de valeur et dépouille-les de cette fiction qui les rend vénérables. C'est un redoutable sophiste que cette fumée d'estime ; et, lorsque tu crois t'occuper le mieux à de sérieuses choses, c'est alors qu'elle vient t'ensorceler le mieux." (traduction de Mario Meunier))
Les stoïciens m'ont toujours été une compagnie réconfortante et ce changement de point de vue sur les choses est sans aucun doute un précepte à suivre.

Il est un autre texte qui réconforte dans la lutte contre l'adversité, c'est celui de R. Kipling :

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you;
If you can trust yourself when all men doubt you,
But make allowance for their doubting too:
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don’t deal in lies,
Or being hated, don’t give way to hating,
And yet don’t look too good, nor talk too wise;

If you can dream—and not make dreams your master;
If you can think—and not make thoughts your aim,
If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two imposters just the same:
If you can bear to hear the truth you’ve spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools,
Or watch the things you gave your life to, broken,
And stoop and build ’em up with worn-out tools;

If you can make one heap of all your winnings
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breathe a word about your loss:
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: "Hold on!"

If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with Kings—nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much:
If you can fill the unforgiving minute
With sixty seconds’ worth of distance run,
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And—which is more—you’ll be a Man, my son!

(Rudyard Kipling, "If—". Je ne donne pas de traduction, par paresse essentiellement. Il circule ici ou là une "traduction", magnifique au demeurant, que l'on doit à André Maurois ; malheureusement, je ne maîtrise pas assez bien l'anglais (ou le français) pour comprendre quel rapport il y a entre cette "traduction" et le texte original, sinon une vague similitude de thème...)

Ce poème est souvent considéré comme caractéristique de ce qu'on est convenu le "stoïcisme victorien" et du flegme britannique. La comparaison avec les extraits d'Epictète et de Marc Aurèle est amusante : combien plus digne est la position de Kipling, mais combien moins humoristique !