mardi 25 octobre 2011

Réflexions sur un dialogue sur un dialogue...

Je vais reprendre aujourd'hui sur ce blog une activité que j'avais abandonnée depuis longtemps : la citation et la réflexion sur des textes. Ce qui m'avait écarté de cette activité, à savoir mes efforts aussi répugnants que désespérés pour ajouter mes crachats à l'océan de la littérature narrative, n'est pas encore complètement oublié et tu n'es pas à l'abri, lecteur, d'autres tentatives de ce genre. Mais j'ai envie aujourd'hui de parler d'un texte qui m'est cher. Il s'agit d'un petit poème en prose de Jorge Luis Borges intitulé "Diálogo sobre un diálogo". Sous l'apparence d'un petit apologue amusant, ce texte évoque plusieurs questions qui me touchent particulièrement.

Voici d'abord l'intégralité de ce texte pour que mon propos soit compréhensible (autant que faire se peut).

Diálogo sobre un diálogo
A- Distraídos en razonar la inmortalidad, habíamos dejado que anocheciera sin encender la lámpara.
No nos veíamos las caras. Con una indiferencia y una dulzura más convincentes que el fervor, la
voz de Macedonio Fernández repetía que el alma es inmortal. Me aseguraba que la muerte del
cuerpo es del todo insignificante y que morirse tiene que ser el hecho más nulo que puede sucederle
a un hombre. Yo jugaba con la navaja de Macedonio; la abría y la cerraba. Un acordeón vecino
despachaba infinitamente la Cumparsita, esa pamplina consternada que les gusta a muchas
personas, porque les mintieron que es vieja... Yo le propuse a Macedonio que nos suicidáramos,
para discutir sin estorbo.
Z (burlón)- Pero sospecho que al final no se resolvieron
A (ya en plena mística)- Francamente no recuerdo si esa noche nos suicidamos.

(Dialogue sur un dialogue
A. -- Distraits par une discussion sur l'immortalité, nous avions laissé tomber la nuit sans allumer la
lampe. Nous ne voyions plus nos visages. Avec une indifférence et une douceur plus convaincantes
que la ferveur, la voix de Macedonio Fernandes répétait que l'âme est immortelle.Il m'assurait que
la mort du corps est tout à fait insignifiante, et que mourir est l'événement le plus nul qui puisse
arriver à un homme. Je jouais avec le couteau de Macedonio ; je l'ouvrais et le fermais. Un
accordéon voisin débitait à l'infini la Cumparsita, cette baliverne navrée que beaucoup de gens
aiment, parce qu'on leur a fait croire qu'elle est ancienne... Je proposai à Macedonio de nous
suicider, pour discuter tranquillement.
Z. (moqueur). -- Mais je soupçonne que finalement vous ne vous y êtes pas décidés.
A. (déjà en pleine mystique). -- Franchement, je ne me rappelle pas si nous nous sommes suicidés
cette nuit là. (traduction de Paul et Sylvia Bénichou) )

Je préfère ne pas parler du suicide qui est pourtant un thème qui m'a toujours préoccupé, comme en témoigne mon récit "Ninja, une histoire d'amour à la mode romantique"). Certaines circonstances actuelles font que j'éprouve une certaine gêne à évoquer cette question. Passons donc, même si ce sujet reste comme un arrière-plan à toutes les réflexions de ce billet.

Un premier élément de ce poème que je retrouve dans mon expérience est la mention de la Cumparsita. J'ai déjà parlé de mon goût pour les chansons de Carlos Gardel et, parce qu'elle porte un message qui me concerne, l'interprétation que fait Gardel de cette musique fait partie des morceaux qui m'accompagnent souvent. Je trouve du sublime à cette baliverne navrée, parce qu'au fond, si ce qu'elle exprime est incontestablement de l'ordre de la baliverne ou du radotage, on pourrait lui appliquer ce que disait Heinrich Heine (cité par Gautier) : "C'est une aventure très simple, très commune, très usée; mais celui à qui elle arrive la trouve toujours nouvelle, et il en a le coeur brisé."

C'est en effet une baliverne, mais quelle acuité elle revêt quand on se trouve en position de lui prêter attention !

Un autre point est la question de l'immortalité de l'âme. J'ai des doutes. Je n'ai même que des doutes. Je ne suis que doute. C'est ce qui rend ma cohabitation avec moi-même aussi pénible. Mais il est un sujet sur lequel je ne parviens à concevoir aucun doute, c'est celui de l'immortalité de l'âme. Je ne sais pas ce que devient l'âme des défunts, mais je suis intimement convaincu qu'elle survit à la mort du corps.

Et cela m'amène à une autre idée qui structure ma pensée et mon expérience depuis toujours, celle de la séparation de l'âme et du corps. J'en ai déjà parlé dans un billet précédent. Si je n'avais pas certaines hésitations quant à la distinction de ce qui relève du corps et de ce qui relève de l'âme, j'aurais depuis longtemps acquis une sérénité qui me manque cruellement en ce moment.

Surtout, la question qui me semble cruciale, qui l'est en effet pour moi à l'instant où j'écris, que ce texte de Borges pose d'une façon humoristique, est celle de savoir quelle est l'importance de notre existence actuelle. Si mourir n'est, du fait de l'immortalité de l'âme, qu'une façon de continuer, peut-être d'une manière un peu différente, peut-être (du moins peut-on l'espérer) en rebattant les cartes, quelle est l'importance de cette vie ? Joue-t-elle un rôle ? La vie après la mort est-elle conditionnée par cette première vie (comme dans les théories sur la métempsycose qui supposent que selon la vie qu'on a menée, on obtient une existence inférieure ou supérieure) ? N'y a-t-il entre cette existence et la suivante, comme le suppose le texte de Borges, aucune solution de continuité ? Le corollaire de cette question est : si ma mort n'a pas d'importance pour moi, peut-elle en avoir pour les autres ? En somme, ai-je le droit de gâcher la vie des autres pour échapper à une vie qui m'est insupportable ?

Je me retrouve jusque dans la formule finale du poème, car j'ai l'habitude de plaisanter au sujet de ma mémoire, surtout avec certaines personnes.

Il est des moments où certaines pensées me sont insupportables et où ce texte trouve en moi une résonance particulière.