jeudi 30 juillet 2009

Réponse à un commentaire sur Facebook

Quelqu'un a écrit un commentaire sur Facebook en réponse à mon précédent billet . Voici le texte de ce commentaire :

Ne nous méprenons pas... je me tape de Beigbeder, et tout autant de ses écrits...
Mais cette réponse me choque, parce qu'a l'inverse tes arguments me semblent tristes. Si j'ai bien lu, tu revendiques presque une vie sur internet, fausse ou faussée, venant mettre un peu de couleur dans ta non vie ?
Si c'est bien le cas, alors oui, je trouve ça misérable... et puisque tu choisi de partager cela sur facebook, je me permet d'y répondre :)

Je peux comprendre que l'on puisse voir un certain romantisme dans la fuite de la réalité... les drogues, les reves... mais putain, là on parles de Facebook et de MSN !!!

Evidement, on ne se connais pas et je me permet juste de reagir a ce "texte", sans vouloir a aucun instant porter atteinte a son auteur ;)
Comme ma réponse est trop longue pour être postée comme commentaire sur Facebook, je la dépose ici :

C'est bien ainsi que j'entends ton commentaire ! Je ne vois en toi ni un thuriféraire de F. Beigbeder (pour lequel au demeurant je n'ai ni antipathie ni sympathie particulières, à vrai dire), ni un ennemi decidé à avoir ma peau ! Tu fais bien de répondre et si j'ai partagé cela sur Facebook et sur mon blog, c'est aussi pour que tu puisses répondre.

Tu as bien lu, me semble-t-il. Tu as bien lu, mais tu n'as pas bien compris (soit dit sans t'offenser). Tu n'as pas compris parce que tu portes sur le monde le même regard que F. Beigbeder (en tout cas, celui qu'il manifeste dans le texte dont il est question) qui est aussi celui que porte notre société sur cette question : je ne revendique pas une vie fausse ou faussée sur internet et je ne parle pas de non vie ! Ma vie sur internet est plus vraie que la tienne en dehors !

D'abord, une petite précision sur ma vie (ou non vie), sur celle que tu appelles vraie : en me voyant, tu n'imaginerais sans doute pas que je suis l'auteur de ce texte. Dans ma 'vraie' vie, j'ai un 'vrai' emploi, une 'vraie' famille (c'est-à-dire une 'vraie' femme et un 'vrai' enfant), j'ai une 'vraie' maison, une 'vraie' voiture, je porte de 'vraies' chemises propres et j'ai même quelques 'vrais' amis. J'ai une vraie vie plutôt heureuse, merci. :-)

Mais je suis un sociopathe, ou un grand timide, appelle ça comme il te plaira. J'aimerais rencontrer des gens, j'aimerais passer des soirées en conversation avec des inconnus, pour découvrir d'autres personnalités, d'autres goûts, d'autres préoccupations. J'aimerais ça, mais je ne le puis pas. Oh bien sûr, je suppose que pour quelqu'un d'extraverti, c'est de la paresse, de la faiblesse, que je n'ai qu'à me secouer ou d'autres choses de ce genre. Sans doute... Je ne sais pas si c'est quelque chose qu'on peut imaginer... Permets-moi de te raconter une petite anecdote, pour que tu puisses entrevoir de quoi je parle : un jour, j'ai eu une conversation téléphonique avec une jeune fille qui était importante à mes yeux (en tout bien, tout honneur, je suis marié, souviens-toi). C'était la première fois que je lui parlais en 'vrai'. Elle m'a dit qu'elle avait fait de la musique... Il aurait été normal que je lui demande de quel instrument elle jouait, tu ne crois pas ? Tu lui aurais demandé, toi ? Je n'y ai pas pensé. Ou pour être plus exact, je n'y ai pas pensé dans un premier temps, puis je me suis dit que ce serait une question ridicule, que peut-être qu'elle ne jouait d'aucun instrument... C'est drôle dit ainsi, mais au fond ça ne l'est pas en général. Bien sûr, un peu plus tard, je vois le ridicule de mes réticences, mais plus tard, il est souvent trop tard ("Il y a une demi-heure, tu as dit que tu avais fait de la musique, tu te souviens ? Et de quel instrument jouais-tu ?", c'est une correction en forme de coq-à-l'âne qui peut être drôle une fois dans une conversation, mais qui lasse vite...).

Tu peux trouver ça triste, misérable, méprisable, nul, pathétique. C'est ce que j'ai pensé longtemps, que je pense encore parfois (en raccrochant d'une conversation avec une jeune fille qui est importante à mes yeux, par exemple). J'y ai beaucoup réfléchi. En fait, j'ai la faiblesse de penser qu'il existe des êtres humains moins intelligents que moi (même s'il ne sont pas majoritaires, bien sûr), qu'il en existe qui écrivent moins bien que moi, qu'il en existe qui sont moins sensibles que moi à certaines choses, qu'il en existe qui sont moins beaux que moi (euh... non là j'avoue, ça je ne le crois pas vraiment, même si je suis disposé à écrire avec verve et courtoisie à toutes les personnes qui m'enverront un mail pour m'assurer que j'ai tort de ne pas le croire ;-)) En somme, j'ai fini par me convaincre que j'ai des qualités et que le fait d'avoir certains défauts, même s'ils sont assidûment stigmatisés par notre société, ne faisait pas de moi un loser, un taré, un monstre. J'ai fini par me convaincre que chaque médaille à son revers, mais qu'il convient d'en présenter l'avers.

J'aime rencontrer des gens, j'aime passer des soirées en conversation avec des inconnus, pour découvrir d'autres personnalités, d'autres goûts, d'autres préoccupations. Et sur Facebook, ou ailleurs sur internet, je le fais. Dans mes amis de Facebook, j'ai des gens de tous les âges, de tous les sexes, de beaucoup de nationalités, d'horizons culturels variés. Bien sûr, beaucoup ne sont pas de vrais amis (mais je me flatte toutefois que certains en soient). L'autre jour, j'ai pris l'avion avec un collègue et en sortant, il parlé pendant cinq minutes avec une autre passagère du roman qu'elle lisait ; je trouve ça bien, mais je serais incapable de le faire. A la place, j'ai ce genre de petites conversations sur Facebook... :-)

Ma 'vraie' vie sociale n'est pas aussi épanouie que je le voudrais, mais j'ai une vie sociale épanouie sur FB... Et elle n'est pas moins vraie ! Les gens avec qui je parle sont de vrais gens ! N'es-tu pas vrai toi ? Pour ma part, je te jure, je ne suis pas un robot ! Pourquoi des relations entre de vraies personnes seraient-elles moins vraies sous prétexte qu'elles utilisent internet ? Est-ce qu'il y a des degrés de vérité ? Est-ce qu'une conversation téléphonique avec un de tes amis est moins vraie que la même conversation autour d'un verre ? Et si vous avez cette conversation lors d'un repas ou en marchant dans la rue, est-elle plus ou moins vraie ? Si c'est sur MSN, j'ai bien compris, elle est fausse.

Tu trouves ma vie triste. C'est une sollicitude dont je te sais gré, mais je t'assure qu'elle est bien inutile. Je ne suis pas triste moi ! Je ne suis pas triste du tout ! Mon Facebook, mon MSN, mon blog et plein d'autres choses comme ça, c'est bien assez pour me combler. Tu vois, je viens de passer la soirée à te répondre, parce que ça me fait plaisir ! J'aurais pu me forcer à sortir, à aller m'attabler dans un bar, à boire avec componction douze cafés l'un après l'autre, pour ne pas avoir l'air d'un con solitaire et désoeuvré, à jeter çà et là des œillades vaguement envieuses aux tables animées, avant de rentrer chez moi en me reprochant de n'avoir trouvé personne à qui parler ou de n'avoir su que répondre à quelqu'un qui m'aurait adressé la parole. Au lieu de ça, j'ai passé la soirée à dire des choses qui me tiennent à coeur à quelqu'un de sympathique (toi !), tout en conversant de temps à autre sur MSN avec un très jeune homme qui prend plaisir à aménager son jardin et à étudier l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et dont le téléphone a une connexion versatile. Je ne sais pas ce qui est le plus vrai dans cette alternative, mais je sais ce que je préfère. Alors sois triste pour moi, prends pitié de moi, si c'est ce qui te plaît, mais, de grâce, ne me souhaite rien d'autre !

Je n'aurais peut-être pas dû dire que j'étais désespéré. Quand j'ai écrit ce texte, il y a quelques mois, je l'étais un peu (je venais de raccrocher d'une conversation avec une jeune fille qui était importante à mes yeux ;-) ). J'aurais mieux fait, sans doute, de dire "désabusé", mais peu importe : j'ai cessé d'espérer, j'ai cessé d'attendre qu'une place se fasse pour moi dans une vie que je ne comprends pas, j'ai décidé de cultiver mes points forts au lieu de déplorer mes tares. C'est cette désespérance qui me fait prendre plaisir à la vie.

mercredi 29 juillet 2009

Lettre ouverte à Frédéric Beigbeder

Bonjour Monsieur,

J'ai lu il y a quelque temps votre article "J'ai peur du virtuel". Vous dites que "Les internautes sont très tolérants, sauf quand on critique Internet." Je suis un internaute et si je me permets de vous répondre aujourd'hui, ce n'est pas parce que vous critiquez Internet. Si je vous réponds aujourd'hui, c'est parce j'ai lu votre article comme une attaque personnelle à mon encontre. J'espère que vous apprécierez le délai de réflexion que je me suis accordé afin de ne pas vous importuner pour une lubie ;-).

N'en doutez pas, je suis de ceux dont vous parlez : "des Fakes et des frustrés, ou simplement des losers tristes et seuls, timides et respectables". J'ai longtemps été respectable et timide, trop seul peut-être. Du dépit que j'en ai conçu, j'ai été frustré, au point de devenir un fake. Je ne vais pas vous raconter ma vie, elle n'a pas d'intérêt et vous ne la pourriez pas comprendre. Qu'il vous suffise de savoir que les gens ne me reconnaissent jamais à notre deuxième rencontre, que j'ai passé mon adolescence à mendier les sourires de telle ou telle, sourire que j'estimais comme le plus intense des plus troublantes délices de l'amour, que je n'ai rien choisi dans mon existence, que, mille fois, j'ai crispé mes poings vers Dieu, rempli de haine pour moi-même, pour n'avoir pas su saisir une occasion de faire un geste ou une parole. J'ai eu 15 ans à peu près en même temps que vous et lorsque je sortais du lycée je me dépêchais de rentrer et ce n'était pas pour échanger sur Facebook ou sur MSN, c'était pour lire Baudelaire. Ce que vous appelez "un loser triste et seul, timide et respectable", c'est ce que j'appelle un spectre. Vous le savez comme moi, les spectres n'existent pas. C'est bien de cela qu'il s'agit : je n'existe pas. En tout cas, je n'existe pas dans ce que vous appelez la vie...

Je ne parlerai pas de la "surveillance orwellienne de [mes] habitudes de consommation". Je m'accommode fort bien d'être un profil de consommateur. Le plus sagace des analystes de Facebook en sait bien moins sur moi que n'en sait sur vous le plus grossier des vigiles qui somnolent devant les écrans de surveillance des lieux où vous charroie votre "vraie" vie. Que m'importe le business, s'il me permet d'avoir commerce avec des étoiles !

J'ai dit que je n'ai jamais rien choisi. J'ai menti : j'ai choisi mon pseudo sur Facebook, sur Myspace, j'ai choisi chacune des innombrables adresses email que j'ai eu l'occasion d'utiliser, j'ai choisi les pseudos les plus extravagants sur les forums les plus improbables, j'ai choisi le titre de mes blogs. J'ai acquis quelque notoriété sur Internet sous mon vrai nom (notoriété qui n'approchera jamais la vôtre, bien sûr), j'ai parfois été utile aux uns ou aux autres sur Internet, je m'y suis fait des amis (je veux dire de vrais amis, pas des vignettes sur Facebook), j'y ai parfois été admiré, j'y ai parfois été importun, comme je lui suis à l'instant même... J'y ai vécu. Lorsque quelqu'un que j'ai rencontré dans la "vraie" vie me rencontre sur Internet, il se demande souvent étonné si je suis bien la même personne que celle qu'il a rencontrée (à supposer qu'il se souvienne de moi, ce qui est rare) ; lorsque je dois parler (en face ou au téléphone) à quelqu'un qui m'a d'abord rencontré sur Internet, il est déçu, toujours.

Aussi, pour répondre à votre exhortation, c'est sur Internet que je suis le plus sorti, que j'ai le plus discuté, que j'ai le plus bossé.

Vous avez connu comme moi l'époque où Internet n'existait pas. Depuis son arrivée, je suis toujours un loser, mais je ne suis plus triste. Je suis seul sans doute, mais, comme celui de Michelet (Jules, pas Claude), il est lumineux, âpre et beau mon désert et je me plais dans cette thébaïde constellée.

Je me doute que vous avez bien d'autres choses à faire que de répondre à mon verbiage et je serais déjà flatté que eussiez poursuivi votre lecture jusqu'ici. Je voudrais, si je le puis dire sans outrecuidance, vous apprendre quelque chose, vous amener à repenser votre vision de la vie et de la mort. Je suis aussi dandy que vous, je suis aussi vivant que vous, je suis plus désespéré que vous ne le serez jamais. Est-ce que cela ne me rend pas plus beau ?

Pour finir, je ne vous aurais jamais dit cela si je vous avais rencontré en personne. Mais c'est peut-être ça la vraie vie.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec la considération et le respect les plus parfaits,

Votre serviteur le plus dévoué, Caym.

Update : J'ai répondu à commentaire à ce billet fait sur Facebook dans un autre billet.

lundi 27 juillet 2009

Aujourd'hui, j'ai pleuré

C'est entendu, il m'arrive de pleurer quand des jeunes filles ne sont pas gentilles avec moi ;-), il m'arrive aussi parfois de pleurer en regardant ma vie et l'espace qu'il me reste à parcourir. Oui, certains de mes lecteurs (c'est un rôle qui écherrait encore mieux à certaines de mes lectrices...) pourront dire que je pleure sans cesse et sans raison. Libre à eux (à elles) ! Mais si quelqu'un dit cela, je pleure...

Rien de tout cela aujourd'hui. J'avais lu ce poème de P. Neruda il y a longtemps, peut-être même l'avais-je quelque peu étudié en cours d'espagnol, mais depuis ce temps, toujours m'étaient restés en mémoire les derniers vers :

"Venid a ver la sangre por las calles,
venid a ver
la sangre por las calles,
venid a ver la sangre
por las calles!"

C'est un des mantras que je me répète souvent dans les moments de solitude.

L'envie m'a pris de relire ce texte dans son intégralité. Et alors j'ai pleuré. C'est ici, que tout a commencé :

"y por las calles la sangre de los niños
corría simplemente, como sangre de niños."

Ne pleure pas lecteur, c'est une peine inutile.

Pour une fois, je vais donner la citation en espagnol, puis sa traduction.

"Preguntaréis : Y dónde están las lilas?
Y la metafísica cubierta de amapolas?
Y la lluvia que a menudo golpeaba
sus palabras llenándolas
de agujeros y pájaros?

Os voy a contar todo lo que me pasa.

Yo vivía en un barrio
de Madrid, con campanas,
con relojes, con árboles.

Desde allí se veía
el rostro seco de Castilla
como un océano de cuero.
Mi casa era llamada
la casa de las flores, porque por todas partes
estallaban geranios: era
una bella casa
con perros y chiquillos.
Raúl, te acuerdas?
Te acuerdas, Rafael?
Federico, te acuerdas
debajo de la tierra,
te acuerdas de mi casa con balcones en donde
la luz de junio ahogaba flores en tu boca?
Hermano, hermano!
Todo
eran grandes voces, sal de mercaderías,
aglomeraciones de pan palpitante,
mercados de mi barrio de Argüelles con su estatua
como un tintero pálido entre las merluzas:
el aceite llegaba a las cucharas,
un profundo latido
de pies y manos llenaba las calles,
metros, litros, esencia
aguda de la vida,
pescados hacinados,
contextura de techos con sol frío en el cual
la flecha se fatiga,
delirante marfil fino de las patatas,
tomates repetidos hasta el mar.

Y una mañana todo estaba ardiendo
y una mañana las hogueras
salían de la tierra
devorando seres,
y desde entonces fuego,
pólvora desde entonces,
y desde entonces sangre.
Bandidos con aviones y con moros,
bandidos con sortijas y duquesas,
bandidos con frailes negros bendiciendo
venían por el cielo a matar niños,
y por las calles la sangre de los niños
corría simplemente, como sangre de niños.

Chacales que el chacal rechazaría,
piedras que el cardo seco mordería escupiendo,
víboras que las víboras odiaran!

Frente a vosotros he visto la sangre
de España levantarse
para ahogaros en una sola ola
de orgullo y de cuchillos!

Generales
traidores:
mirad mi casa muerta,
mirad España rota:
pero de cada casa muerta sale metal ardiendo
en vez de flores,
pero de cada hueco de España
sale España,
pero de cada niño muerto sale un fusil con ojos,
pero de cada crimen nacen balas
que os hallarán un día el sitio
del corazón.

Preguntaréis por qué su poesía
no nos habla del sueño, de las hojas,
de los grandes volcanes de su país natal?

Venid a ver la sangre por las calles,
venid a ver
la sangre por las calles,
venid a ver la sangre
por las calles!"
("Explico algunas cosas", Pablo Neruda)

(Vous demanderez "où sont les lilas
Et la métaphysique couverte de coquelicots
Et la pluie aux mots criblés
De lacunes et d'oiseaux ? "
Voici :
Je vivais dans un quartier de Madrid
avec des horloges, avec des cloches, avec des arbres.
De là on voyait au loin le visage sec de la Castille
comme un vaste océan de cuir.
Ma maison s'appelait
La maison des fleurs. De tous côtés
jaillissaient des géraniums ;
c'était une belle maison
avec des chiens et des enfants.
Raoul, tu te souviens ?
Te souviens-tu Raphaël ?
Federico, te souviens-tu ?
Toi qui dors sous la terre,
Te souviens-tu de ma maison aux balcons
Où la lumière de juin étranglait des fleurs dans ta bouche ?
Tout n'était que voix ardentes,
sel des marchandises,
agglomérations de pain palpitant ;
Les marchés de mon quartier d'Arguelles
Avec sa statue comme un encrier pâli.
L'huile roulait dans les cuillers,
Un profond battement
de pieds et de mains emplissait les rues.
Mètres, litres, essence profonde de la vie.
Meules de poissons entassés
Contexture des toits avec le soleil froid
dans lequel se dressait la flèche lassée,
L'ivoire délirant et fin des pommes de terre,
Vagues houleuses de tomates roulant jusqu'à la mer.

Et un matin tout prenait feu
Un matin des brasiers sortirent de terre
Dévorant les hommes.
Et depuis lors le feu,
La poudre depuis lors
Et depuis lors le sang.
Des bandits avec des avions, avec des Maures,
Des bandits avec des bagues et des duchesses,
Des bandits avec des moines noirs et des prières
Vinrent du haut du ciel pour tuer les enfants.
Par les rues le sang des enfants des enfants
Courut simplement comme du sang d'enfant. Chacals que les chacals repousseraient
Pierres que les chardons secs mordraient en crachant
Vipères que les vipères haïraient,
Devant vous j'ai vu le sang de l'Espagne se soulever
Pour vous noyer sous une vague d'orgueil
Et d'éclairs de couteaux.
Généraux
Traîtres :
Regardez ma maison morte
Regardez l'Espagne blessée.

Mais de chaque maison morte sort un métal ardent
En guise de fleurs,
Mais de chaque blessure de l'Espagne
Sort l'Espagne,
Mais de chaque enfant mort sort un fusil avec des yeux
Mais de chaque crime naissent des balles
Qui vous chercheront un jour la place du cœur.

Vous demandez pourquoi ma poésie
Ne parle pas du songe, des feuilles,
Des grands volcans de mon pays natal !

Venez voir le sang dans les rues
Venez voir le sang dans les rues
Venez voir le sang dans les rues.)
("Expliquons-nous", traduction trouvée sur
http://www.groupefructidor.com/boutons&textes&photos/textes%20paix.htm)
Juste un détail, pour faire l'intéressant : je préfèrerais traduire la fin en respectant les retours à la ligne :

Venez voir le sang dans les rues,
Venez voir
le sang dans les rues,
Venez voir le sang
dans les rues !

Crédits photographiques : L'illustration de ce billet est une photo des ruines de Guernica, publiée sur Wikimedia Commons sous une licence Creative Commons Attribution ShareAlike 3.0 Allemagne par les Archives fédérales allemandes .

samedi 11 juillet 2009

Châteaux de la solitude


Il y a deux textes que je rêve de partager avec vous depuis longtemps. Pour dire vrai, ce sont des textes que je rêve de partager depuis que je les ai lus, ils me viennent très souvent à l'esprit et je pense qu'ils seraient très bien placés dans la liste de mes textes préférés, si j'avais un jour à faire une telle liste. Ce sont deux descriptions de châteaux. Le premier est le château du baron de Sigognac, dans Le Capitaine Fracasse, l'autre celui de Fargas dans Club Dumas, d'Arturo Pérez-Reverte. Tous deux évoquent des thèmes et des sentiments qui me sont chers, à commencer par ce parfum inimitable de l'aristocratie désargentée, cette impression de décadence, de races finissantes, délabrées mais fières.

Ils évoquent aussi la solitude, chacun à sa façon. Cette solitude que je vois comme un soulagement, un refuge, mais un rêve, qui me fait vénérer les figures d'ermites, de Saint Antoine à Siméon le stylite. Cette solitude que j'ai souvent affecté de revendiquer pour ne pas reconnaître que je la subissais.

La puissance du temps, enfin, cette puissance qui est rappelée par l'inscription du cadran solaire de l'extrait de Pérez-Reverte : ce "Omnes vulnerant, postuma necat", dans son exaspérante banalité, souligne ce que le passage du temps a d'inexorable, mais aussi, comment la blessure du temps est aussi une richesse. Inscription triviale sur un cadran solaire, elle donne à celui-ci une autre dimension, par le fait même qu'il continue de subir les assauts du temps, il devient autre, il acquiert une valeur unique, dans son exemplarité. Je suis très attaché à cela et à ce que le temps peut faire et que rien ne peut imiter, qu'on appelle parfois patine. J'ai dans ma bibliothèque un petit volume in-16°, daté de 1728, des poésies d'Horace. Le pauvre a dû subi les tortures d'étudiants peu scrupuleux qui, outre les griffures et les coups, l'ont couvert d'annotations et de gribouillages ; je sais trop bien que ces tortures n'ont sans doute été que des vengeances trop méritées pour les heures d'ennui et de souffrance qu'il leur a lui-même infligées... Mais ces gribouillages à la plume eux-mêmes, ces cicatrices infimes que toute manipulation inflige au livre, mais qui ne se révèlent à la vue qu'à la centième, à la millième fois (postuma necat) sont des témoignages qui peuvent vraiment me tirer des larmes. J'y vois autant de souvenirs des griffonnages que m'inspiraient l'ennui de certaines heures de cours, le dépit devant une version latine qui reste hermétique, l'insouciance quand l'heure n'est plus à se préoccuper d'un livre de classe. Ce petit livre, qu'un bouquiniste ne voudrait pas mettre à son étal, est pour moi un concentré de toute l'humanité et j'aime le prendre parfois, le feuilleter, et m'entretenir ainsi avec le jeune homme né trois siècles avant moi et qui me ressemble tant.

Le second de ces extraits parle aussi de livres, avec cette figure merveilleuse du bibliophile qui, dénué de tout, continue de soigner ses livres avec une méticulosité maniaque, mais doit les vendre petit à petit pour survivre, en oubliant son désespoir dans l'alcool et la musique.

Je ne vous assommerai pas, cette fois, avec mon verbiage et je préfère vous servir de larges rasades des deux textes dont je parle.

Sur le revers d’une de ces collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois décorent du nom de château.

Deux tours rondes, coiffées de toits en éteignoir, flanquaient les angles d’un bâtiment, sur la façade duquel deux rainures profondément entaillées trahissaient l’existence primitive d’un pont-levis réduit à l’état de sinécure par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspect assez féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs girouettes à queue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi l’une des tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de la pierre déjà vieille à cette époque.

Le voyageur qui eût aperçu de loin le castel dessinant ses faîtages pointus sur le ciel, au-dessus des genêts et des bruyères l’eût jugé une demeure convenable pour un hobereau de province ; mais, en approchant, son avis se fût modifié. Le chemin qui menait de la route à l’habitation s’était réduit, par l’envahissement de la mousse et des végétations parasites, à un étroit sentier blanc semblable à un galon terni sur un manteau râpé. Deux ornières remplies d’eau de pluie et habitées par des grenouilles témoignaient qu’anciennement des voitures avaient passé par là ; mais la sécurité de ces batraciens montrait une longue possession et la certitude de n’être pas dérangés. — Sur la bande frayée à travers les mauvaises herbes, et détrempée par une averse récente, on ne voyait aucune empreinte de pas humain, et les brindilles de broussailles, chargées de gouttelettes brillantes, ne paraissaient pas avoir été écartées depuis longtemps.

De larges plaques de lèpre jaune marbraient les tuiles brunies et désordonnées des toits, dont les chevrons pourris avaient cédé par place ; la rouille empêchait de tourner les girouettes, qui indiquaient toutes un vent différent ; les lucarnes étaient bouchées par des volets de bois déjeté et fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours ; sur les douze fenêtres de la façade, il y en avait huit barrées par des planches ; les deux autres montraient des vitres bouillonnées, tremblant, à la moindre pression de la bise, dans leur réseau de plomb. Entre ces fenêtres, le crépi, tombé par écailles comme les squames d’une peau malade, mettait à nu des briques disjointes, des moellons effrités aux pernicieuses influences de la lune ; la porte, encadrée d’un linteau de pierre, dont les rugosités régulières indiquaient une ancienne ornementation émoussée par le temps et l’incurie, était surmontée d’un blason fruste que le plus habile héraut d’armes eût été impuissant à déchiffrer et dont les lambrequins se contournaient fantasquement, non sans de nombreuses solutions de continuité. Les vantaux de la porte offraient encore, vers le haut, quelques restes de peinture sang de bœuf et semblaient rougir de leur état de délabrement ; des clous à tête de diamant contenaient leurs ais fendillés et formaient des symétries interrompues çà et là. Un seul battant s’ouvrait et suffisait à la circulation des hôtes évidemment peu nombreux du castel, et contre le jambage de la porte s’appuyait une roue démantelée et tombant en javelle, dernier débris d’un carrosse défunt sous le règne précédent. Des nids d’hirondelles oblitéraient le faîte des cheminées et les angles des fenêtres, et, sans un mince filet de fumée qui sortait d’un tuyau de briques et se tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis inhabité : maigre devait être la cuisine qui se préparait à ce foyer, car un soudard avec sa pipe eût produit des flocons plus épais. C’était le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces mourants dont l’existence ne se révèle que par la vapeur de leur souffle.

En poussant le vantail mobile de la porte, qui ne cédait pas sans protester et tournait avec une évidente mauvaise humeur sur ses gonds oxydés et criards, on se trouvait sous une espèce de voûte ogivale plus ancienne que le reste du logis, et divisée par quatre boudins de granit bleuâtre se rencontrant à leur point d’intersection à une pierre en saillie où se revoyaient, un peu moins dégradées, les armoiries sculptées à l’extérieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou quelque chose d’analogue, car l’ombre de la voûte ne permettait pas de les bien distinguer. Dans le mur étaient scellés des éteignoirs en tôle noircis par les torches, et des anneaux de fer où s’attachaient autrefois les chevaux des visiteurs, événement bien rare aujourd’hui, à en croire la poussière qui les souillait.

De ce porche, sous lequel s’ouvraient deux portes, l’une conduisant aux appartements du rez-de-chaussée, l’autre à une salle qui avait pu jadis servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste, nue et froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs par les pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les gravats tombés des corniches ébréchées, poussaient l’ortie, la folle avoine et la ciguë, et les pavés étaient encadrés d’herbe verte.

Au fond, une rampe côtoyée de garde-fous en pierre ornés de boules surmontées de pointes menait à un jardin situé en contre-bas de la cour. Les marches rompues et disjointes faisaient bascule sous le pied ou n’étaient retenues que par les filaments des mousses et des plantes pariétaires ; sur l’appui de la terrasse avaient crû des joubarbes, des ravenelles et des artichauts sauvages.

Quant au jardin lui-même, il retournait doucement à l’état de hallier ou de forêt vierge. A l’exception d’un carré où se pommelaient quelques choux aux feuilles veinées et vert-de-grisées, et qu’étoilaient des soleils d’or au cœur noir, dont la présence témoignait d’une sorte de culture, la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et en effaçait les traces du travail de l’homme qu’elle semble aimer à faire disparaître.

Les arbres non taillés projetaient en tous sens des branches gourmandes. Les buis, destinés à marquer le dessin des bordures et des allées, étaient devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis longues années. Des graines apportées par le vent avaient germé au hasard et se développaient avec cette robustesse vivace, particulière aux mauvaises herbes, à la place qu’avaient occupée les jolies fleurs et les plantes rares. Les ronces, aux ergots épineux, se croisaient d’un bord à l’autre des sentiers et vous accrochaient au passage pour vous empêcher d’aller plus loin et vous dérober ce mystère de tristesse et de désolation. La solitude n’aime pas être surprise en déshabillé et sème autour d’elle toutes sortes d’obstacles.

Pourtant, si l’on eût persisté, sans redouter les égratignures des broussailles et les soufflets des branches, à suivre jusqu’au bout l’antique allée devenue plus obstruée et plus touffue qu’une sente dans les bois, on serait arrivé à une espèce de niche de rocaille figurant un antre rustique. Aux plantes semées jadis entre l’interstice des roches, telles qu’iris, glaïeuls, lierre noir, il s’en était ajouté d’autres, persicaires, scolopendres, lambruches sauvages qui pendaient comme des barbes, et voilaient à demi une statue de marbre représentant une divinité mythologique, Flore ou Pomone, laquelle avait dû être fort galante en son temps et faire honneur à l’ouvrier, mais qui était camarde comme la Mort, ayant le nez cassé. La pauvre déesse portait en sa corbeille, au lieu de fleurs, des champignons moisis et d’aspect vénéneux ; elle-même semblait avoir été empoisonnée, car des taches de mousse brune tigraient son corps jadis si blanc. A ses pieds croupissait, sous une couche verte de lentilles d’eau dans une conque de pierre, une flaque brune, résidu des pluies ; car le mufle de lion, qu’on pouvait encore discerner au besoin, ne vomissait plus d’eau, n’en recevant pas des conduits bouchés ou détruits.

Ce cabinet grotesque, comme on disait alors, témoignait, tout ruiné qu’il était, d’une certaine aisance disparue et du goût pour les arts des anciens possesseurs du castel. Convenablement décrassée et restaurée, la statue eût laissé voir le style florentin de la Renaissance à la manière des sculpteurs italiens venus en France à la suite de maître Roux ou du Primatice, époque probable des splendeurs de la famille maintenant déchue.

La grotte s’appuyait à une muraille verdie et salpêtrée, où s’entre-croisaient encore des restes de treillages rompus, et destinés sans doute à masquer les parois du mur, lors de sa construction, sous un rideau de plantes grimpantes et feuillues. Cette muraille, à peine visible à travers les frondaisons désordonnées des arbres démesurément grandis, fermait le jardin de ce côté. Au delà s’étendait la lande avec son horizon triste et bas, pommelé de bruyères.

En revenant vers le castel, on apercevait la façade opposée plus ravagée et plus dégradée que celle qui vient d’être décrite, les derniers maîtres ayant tâché de garder au moins l’apparence, et concentré leurs faibles ressources sur ce côté.

Dans l’écurie, où vingt chevaux eussent pu tenir à l’aise, un maigre bidet, dont la croupe saillait en protubérances osseuses, tirait d’un râtelier vide quelques brins de paille du bout de ses dents jaunes et déchaussées, et de temps en temps tournait vers la porte un oeil enchâssé dans une orbite au fond de laquelle les rats de Montfaucon n’eussent pas trouvé le plus léger atome de graisse. Au seuil du chenil, un chien unique, flottant dans sa peau trop large où ses muscles détendus se dessinaient en lignes flasques, sommeillait le museau posé sur l’oreiller peu rembourré de ses pattes ; il paraissait tellement habitué à la solitude du lieu qu’il avait renoncé à toute surveillance, et ne s’inquiétait point comme les chiens, même assoupis, ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se fait entendre.

Lorsqu’on voulait pénétrer dans l’habitation, on rencontrait un énorme escalier à rampe de bois taillée en balustre. Cet escalier n’avait que deux paliers, le logis ne renfermant pas plus de deux étages. — Il était en pierre jusqu’au premier, en briques et en bois à partir de là. Sur les murs, des grisailles dévorées par l’humidité semblaient avoir voulu simuler le relief d’une architecture richement ornée, avec les ressources du clair-obscur et de la perspective. On y devinait encore une suite d’Hercules terminés en gaine supportant une corniche à modillons d’où partait, en s’arrondissant, un berceau de feuillages festonnés de pampres laissant apercevoir un ciel passé de couleur et géographié d’îles inconnues par l’infiltration des eaux de la pluie. Entre les Hercules, dans des niches peintes, se pavanaient des bustes d’empereurs romains et autres personnages illustres de l’histoire ; mais tout cela si vague, si fané, si détruit, si disparu que c’était plutôt le spectre d’une peinture qu’une peinture réelle, et qu’il en faudrait parler avec des ombres de mots, les vocables ordinaires étant trop substantiels pour cela. Les échos de cette cage vide semblaient tout étonnés de répéter le bruit d’un pas.

Une porte verte, dont la serge avait jauni et n’était plus retenue que par quelques clous dédorés, donnait passage dans une pièce qui avait pu servir de salle à manger aux temps fabuleux où l’on mangeait dans ce logis désert. Une grosse poutre divisait le plafond en deux compartiments rayés de soliveaux apparents dont l’interstice avait été revêtu autrefois d’une couche de couleur bleue effacée par la poussière et les toiles d’araignée que la tête de loup n’allait jamais troubler à cette hauteur. Au-dessus de la cheminée de forme antique, un massacre de cerf dix cors épanouissait son bois, et le long des murailles grimaçaient sur les toiles rembrunies des portraits enfumés représentant des capitaines cuirassés ayant leur casque à côté d’eux ou tenu par un page, et fixant sur vous des yeux profondément noirs seuls vivants dans leurs figures mortes ; des seigneurs en simarre de velours, la tête posée sur des rotondes roides d’empois comme des chefs de saint Jean-Baptiste sur des plats d’argent ; des douairières en costume à la vieille mode, effrayantes de lividité et prenant, par la décomposition des couleurs, des apparences de stryges, de lamies et d’empouses. Ces peintures, faites par des barbouilleurs de province, prenaient de la barbarie même du travail un aspect hétéroclite et formidable. Quelques-unes étaient sans cadre ; d’autres avaient des bordures d’un or terni et rougi. Toutes portaient à leur angle le blason de la famille et l’âge du personnage représenté ; mais, que le chiffre fût bas ou élevé, il n’existait pas une différence bien appréciable entre ces têtes aux lumières jaunes, aux ombres carbonisées, enfumées de vernis et saupoudrées de poussière ; deux ou trois de ces toiles chancies et couvertes d’une fleur de moisissure présentaient des tons de cadavre en décomposition, et prouvaient, de la part du dernier descendant de ces hommes de race et d’épée, une indifférence complète à l’endroit des effigies de ses nobles aïeux. Le soir, cette galerie muette et immobile devait se transformer, aux reflets incertains des lampes, en une file de fantômes terrifiants et ridicules à la fois.

Rien n’est plus triste que ces portraits oubliés dans ces chambres désertes ; reproductions à demi effacées elles-mêmes de formes depuis longtemps dissoutes sous terre.

Tels qu’ils étaient, ces fantômes peints étaient des hôtes bien appropriés à la solitude désolée du logis. Des habitants réels eussent paru trop vivants pour cette maison morte.

Au milieu de la salle figurait une table en poirier noirci, aux pieds tournés en spirales comme des colonnes salomoniques, que les tarets avaient piquée de milliers de trous sans être troublés dans leur travail silencieux. Une fine couche grise, sur laquelle le doigt eût pu tracer des caractères, en couvrait la surface, et montrait qu’on n’y mettait pas souvent le couvert.

Deux dressoirs ou crédences de même matière, ornés de quelques sculptures et probablement achetés en même temps que la table à des époques plus heureuses, se faisaient pendants d’un côté de la salle à l’autre ; des faïences égueulées, des verreries disparates et deux ou trois rustiques figurines de Bernard Palissy représentant des anguilles, des poissons, des crabes et des coquillages émaillés sur un fond de verdure, garnissaient misérablement le vide des planches.

Cinq ou six chaises recouvertes de velours qui avait pu jadis être incarnadin, mais que les années et l’usage rendaient d’un roux pisseux, laissaient échapper leur bourre par les déchirures de l’étoffe et boitaient sur des pieds impairs comme des vers scazons ou des soudards éclopés s’en retournant chez eux après la bataille. A moins d’être un esprit, il n’eût point été prudent de s’y asseoir, et, sans doute, ces sièges ne servaient que lorsque le conciliabule des ancêtres sortis de leurs cadres venaient prendre place à la table inoccupée, et devant un souper imaginaire causaient entre eux de la décadence de la famille pendant les longues nuits d’hiver si favorables aux agapes de spectres.

De cette salle on pénétrait dans une autre un peu moins grande. Une de ces tapisseries de Flandre appelées « verdures » garnissait les murailles. Que ce mot tapisserie n’éveille en votre imagination aucune idée de luxe inopportun. Celle-ci était usée, élimée, passée de ton ; les lés décousus faisaient cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et la force de l’habitude. Les arbres décolorés étaient jaunes d’un côté et bleus de l’autre. Le héron, debout sur une patte au milieu des roseaux, avait considérablement souffert des mites. La ferme flamande, avec son puits festonné de houblon, ne se discernait presque plus, et, de la figure blafarde du chasseur à la poursuite des halbrans, la bouche rouge et l’oeil noir, apparemment d’un meilleur teint que les autres nuances, avaient seuls conservé le coloris primitif, comme un cadavre à la pâleur de cire dont on a vermillonné la bouche et ravivé les sourcils. L’air jouait entre le mur et le tissu détendu et lui imprimait des ondulations suspectes. Hamlet, prince de Danemark, s’il eût causé dans cette chambre, eût tiré son épée et piqué Polonius derrière la tapisserie en criant : un rat ! Mille petits bruits, imperceptibles chuchotements de la solitude, qui rendent le silence plus sensible, inquiétaient l’oreille et l’esprit du visiteur assez hardi pour pénétrer jusque-là. Les souris grignotaient faméliquement quelques bouts de laine à l’envers de la basse lisse. Les vers râpaient le bois des poutres avec un bruit de lime sourde, et l’horloge de la mort frappait l’heure sur les panneaux des boiseries.

Quelquefois un ais de meuble craquait inopinément, comme si la solitude ennuyée étirait ses jointures, et vous causait, malgré vous, un tressaillement nerveux. Un lit à colonnes en quenouille, fermé par des rideaux de brocatelle coupés à tous leurs plis et dont les ramages verts et blancs se confondaient dans une même teinte jaunâtre, occupait un coin de la pièce, et l’on n’eût osé en relever les pentes de peur d’y trouver dans l’ombre quelque larve accroupie ou quelque forme roide dessinant, sous la blancheur du drap, un nez pointu, des pommettes osseuses, des mains jointes et des pieds placés comme ceux des statues allongées sur des tombeaux ; tant les choses faites pour l’homme et d’où l’homme est absent prennent vite un air surnaturel ! On eût pu supposer aussi qu’une jeune princesse enchantée y reposait d’un sommeil séculaire comme la Belle au bois dormant, mais les plis avaient une rigidité trop sinistre et trop mystérieuse pour cela et s’opposaient à toute idée galante.

Une table en bois noir avec les incrustations de cuivre qui se détachaient, un miroir trouble et louche, dont le tain avait coulé, las de ne pas refléter de figure humaine, un fauteuil de tapisserie au petit point, ouvrage de patience et de loisir mené à fin par quelque aïeule, mais qui ne laissait plus discerner que quelques fils d’argent parmi les soies et les laines déteintes, complétaient l’ameublement de cette chambre, à la rigueur habitable pour un homme qui n’eût craint ni les esprits ni les revenants.

Ces deux pièces répondaient aux deux fenêtres non condamnées de la façade. Un jour blême et verdâtre y descendait à travers les vitres dépolies dont le dernier nettoyage remontait bien à cent ans et qui semblaient étamées en dehors. De grands rideaux, fripés dans leurs cassures et qui se seraient déchirés si on eût voulu les faire glisser sur leurs tringles dévorées de rouille, diminuaient encore cette lumière de crépuscule et ajoutaient à la mélancolie du lieu.

En ouvrant la porte qui se trouvait au fond de cette dernière chambre, on tombait en pleines ténèbres, on abordait le vide, l’obscur et l’inconnu. Peu à peu, cependant, l’oeil s’habituait à cette ombre traversée de quelques jets livides filtrant à travers les jointures des planches qui bouchaient les fenêtres, et découvrait confusément une enfilade de chambres délabrées, au parquet disjoint semé de vitres brisées, aux murailles nues ou à demi couvertes de quelques lambeaux de tapisserie effrangée, aux plafonds laissant paraître les lattes et passer l’eau du ciel, admirablement disposés pour les sanhédrins de rats et les états généraux de chauves-souris. En quelques endroits, il n’eût pas été sûr de s’avancer, car le plancher ondulait et pliait sous le pas, mais jamais personne ne s’aventurait dans cette Thébaïde d’ombre, de poussière et de toiles d’araignée. Dès le seuil, une odeur de relent, un parfum de moisissure et d’abandon, le froid humide et noir particulier aux lieux sombres vous montaient aux narines comme lorsqu’on lève la pierre d’un caveau et qu’on se penche sur son obscurité glaciale. En effet, c’était le cadavre du passé qui tombait lentement en poudre dans ces salles où le présent ne mettait pas le pied, c’étaient les années endormies qui se berçaient comme dans des hamacs aux toiles grises des encoignures.

Au-dessus, dans les greniers, gîtaient, pendant le jour, les hiboux, les chouettes et les choucas avec leurs oreilles de plume, leurs têtes de chat et leurs rondes prunelles phosphorescentes. Le toit effondré en vingt endroits laissait entrer et sortir librement ces aimables oiseaux, aussi à l’aise là que dans les ruines de Montlhéry ou du château Gaillard. Chaque soir, l’essaim poudreux s’envolait en piaulant et en poussant des clameurs qui eussent ému les superstitieux pour aller chercher au loin une nourriture qu’il n’eût pas trouvée dans cette tour de la faim.

Les pièces du rez-de-chaussée ne contenaient rien qu’une demi-douzaine de bottes de paille, des râpes de maïs et quelques menus instruments de jardinage. Dans l’une d’elles se voyait une paillasse gonflée de feuilles sèches de blé de Turquie, avec une couverture de laine bise qui paraissait être le lit de l’unique valet du manoir.

Comme le lecteur doit être las de cette promenade à travers la solitude, la misère et l’abandon, menons-le à la seule pièce un peu vivante du château désert, à la cuisine, dont la cheminée envoyait au ciel ce léger nuage blanchâtre mentionné dans la description extérieure du castel.

Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque de la cheminée, et de temps en temps atteignait le fond d’un coquemar de fonte pendu à la crémaillère, et sa faible réverbération allait piquer dans l’ombre une paillette rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachées au mur. Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu’au toit, sans faire de coude, s’assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres et faisait paraître le feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre froid la flamme même semblait gelée. Sans la précaution du couvercle il eût plu dans la marmite, et l’orage eût allongé le bouillon.

L’eau lentement échauffée avait fini par se mettre à gronder, et le coquemar râlait dans le silence comme une personne asthmatique : quelques feuilles de chou, débordant avec l’écume, indiquaient que la portion cultivée du jardin avait été prise à contribution pour ce brouet plus que spartiate.

Un vieux chat noir, maigre, pelé comme un manchon hors d’usage et dont le poil tombé laissait voir par places la peau bleuâtre, était assis sur son derrière aussi près du feu que cela était possible sans se griller les moustaches, et fixait sur la marmite ses prunelles vertes traversées d’une pupille en forme d’I avec un air de surveillance intéressée. Ses oreilles avaient été coupées au ras de la tête et sa queue au ras de l’échine, ce qui lui donnait la mine de ces chimères japonaises qu’on place dans les cabinets parmi les autres curiosités, ou bien encore de ces animaux fantastiques à qui les sorcières, allant au sabbat, confient le soin d’écumer le chaudron où bouillent leurs philtres.

Ce chat tout seul, dans cette cuisine, semblait faire la soupe pour lui-même, et c’était sans doute lui qui avait disposé sur la table de chêne une assiette à bouquets verts et rouges, un gobelet d’étain, fourbi sans doute avec ses griffes tant il était rayé, et un pot de grès sur les flancs duquel se dessinaient grossièrement, en traits bleus, les armoiries du porche, de la clef de voûte et des portraits.

Qui devait s’asseoir à ce modeste couvert apporté dans ce manoir sans habitants ? Peut-être l’esprit familier de la maison, le genius loci, le Kobold fidèle au logis adopté ; et le chat noir à l’oeil si profondément mystérieux attendait sa venue pour le servir la serviette sur la patte.

(Théophile Gautier, Le Capitaine Fracasse, incipit)

Notons au passage que Gautier parle un peu plus loin de souricière :

Ce mets local [le miasson] avec la garbure graissée par un morceau de lard dérobé, sans doute, à l’appât d’une souricière, vu son exiguïté, formait le frugal repas du Baron, qui mangeait d’un air distrait entre Miraut et Béelzébuth, tous deux en extase et le museau en l’air de chaque côté de sa chaise, attendant qu’il tombât sur eux quelques miettes du festin.

Cette mention fait écho à celle qu'on trouvera chez Pérez-Reverte.

La Quinta da Soledade était une gentilhommière rectangulaire du XVIIIe siècle, coiffée de quatre cheminées, avec une façade dont le crépi ocre s'était décoloré en taches et coulures. Corso descendit du fiacre et resta un moment à observer les lieux avant de pousser la grille. Des deux côtés, perchées sur des colonnes de granit, deux statues de pierre verdies, rongées par l'humidité, dominaient le mur d'enceinte. L'une représentait un buste de femme ; l'autre semblait identique, mais disparaissait sous le lierre qui grimpait jusqu'à elle, comme un inquiétant parasite qui se serait approprié son visage, se coulant parmi ses traits pour les dissimuler.

Tandis qu'il s'avançait vers la maison, il entendit le bruit de ses pas sur les feuilles mortes. L'allée était bordée de statues de marbre, presque toutes tombées et cassées, à côté de leurs socles vides. Le jardin était dans le plus complet abandon, envahi par la végétation qui grimpait sur les bancs et les gloriettes dont le fer forgé oxydait la pierre couverte de mousse. A gauche, à côté d'un étang couvert de plantes aquatiques, une fontaine aux azulejos brisés abritait un angelot joufflu aux yeux vides et aux mains mutilées qui dormait la tête posée sur un livre, en laissant couler un filet d'eau par sa bouche entrouverte. Il se dégageait de ce lieu une infinie tristesse à laquelle Corso ne put se soustraire. Quinta da Soledade, répéta-t-il. Le nom ne mentait pas.

Il gravit un escalier de pierre en levant les yeux, jusqu'à la porte. Entre sa tête et le ciel gris, un ancien cadran solaire ne marquait aucune heure de ses chiffres romains. Il était surmonté d'une légende : Omnes vulnerant, postuma necat.

Toutes blessent, lut-il. La dernière tue.


- Vous arrivez à temps, dit Fargas. Pour la cérémonie.

Corso lui serra la main, un peu déconcerté. Victor Fargas était grand et maigre comme un gentilhomme du Greco ; à tel point que, sous son pull-over trop grand de grosse laine, il ressemblait à une tortue sous sa carapace. Sa moustache était taillée avec une précision géométrique. Ses pantalons faisaient des poches aux genoux, et ses chaussures, d'un modèle ancien, usées par les années, brillaient comme des soleils. Ce fut la première impression de Corso, avant que son attention ne se fixe sur l'énorme maison vide aux murs nus, aux plafonds dont les peintures se défaisaient en lagunes vert-de-gris, rongées par le plâtre et l'humidité.

Fargas regarda son visiteur de la tête aux pieds.

- Vous accepterez bien un cognac, dit-il enfin, comme pour conclure un raisonnement intime, et il s'avança dans le couloir en boîtant légèrement, sans se soucier de voir si Corso le suivait ou non. Ils passèrent devant d'autres pièces, toutes vides ou encombrées d'épaves de meubles inutilisables entassés dans les coins. Des plafonds pendaient des douilles vides ou des ampoules poussiéreuses, sans abat-jour.

Les seules pièces qui semblaient habitées étaient deux salons qui communiquaient entre eux au moyen d'une porte coulissante dont la vitre était ornée d'armoiries gravées. Elle s'ouvrait sur un paysage de murs vides et de marques laissées sur la tapisserie par les objets qui autrefois les ornaient : traces rectangulaires de tableaux disparus, contours de meubles, clous rouillés, prises de courant destinées à des lampes inexistantes. Au-dessus de ce panorama désolé gravitait un plafond décoré qui représentait une voûte de nuages avec, au centre, le sacrifice d'Abraham : un vieux patriarche aux couleurs craquelées dont la main, armée d'un poignard et sur le point de s'abattre sur un jeune homme blond, était arrêtée par un ange aux ailes gigantesques. Sous la fausse voûte s'ouvrait une porte-fenêtre aux vitres sales, certaines remplacées par du carton, qui donnait sur la terrasse et l'arrière du parc.

- Sweet home, dit Fargas.

La plaisanterie avait manqué de conviction. Comme si le maître de maison l'avait usée jusqu'à la corde et qu'il ne croyait plus guère en son effet. L'homme parlait l'espagnol avec un accent portugais marqué, mais distingué. Il se déplaçait avec une lenteur extrême, peut-être à cause de sa jambe invalide, à la façon de ces gens qui ont toute l'éternité devant eux.

- Cognac, répéta-t-il, perdu dans ses réflexions, comme s'il ne se souvenait pas très bien de ce qui les avait amenés là.

Corso fit un vague geste affirmatif que Fargas ne vit pas. Le vaste salon était fermé à l'autre extrêmité par une énorme cheminée garnie d'une petite pile de bûches éteintes. Il y avait encore deux fauteuils dépareillés, une table et un buffet, une lampe à pétrole, deux candélabres munis de bougies, un violon dans son étui. C'était tout ou presque. Mais par terre, posés sur d'anciens tapis effilochés ou sur des tapisseries fanées par le temps, le plus loin possible de fenêtres et de la lumière plombée qu'elles laissaient filtrer, s'alignaient en ordre parfait un grand nombre de livres ; cinq cents ou plus, calcula Corso. Peut-être près d'un millier. Parmi eux, de nombreux codex et incunables. De bons et vieux livres reliés en peau ou en parchemin, antiques volumes aux couvertures cloutées, in-folios, elzévirs, reliures gaufrées, bouillons, fleurons, fermoirs, dos et tranches dorés, titre frappés au fer ou calligraphiés dans le scriptorium des monastères du Moyen Age. Il remarqua aussi dans les coins une douzaine de souricières rouillées. La plupart vides de fromage.

(Arturo Pérez-Reverte, Le Club Dumas, p. 168-170, Le Livre de Poche, traduction de Jean-Pierre Quijano)

(La Quinta da Soledade era un edificio rectangular del siglo
xviii, con cuatro chimeneas y una fachada cuyo revoque ocre estaba descolorido en regueros y manchas. Corso bajó del coche y estuvo un momento observando el lugar antes de abrir la verja de hierro. A uno y otro lado, rematando el muro sobre columnas de granito, había dos estatuas de piedra verdegris, enmohecida. Una representaba un busto de mujer; la otra parecía idéntica, pero de facciones ocultas bajo la hiedra que trepaba hasta ella, inquietante parásito que se hubiera adueñado del rostro, fundiéndose con los rasgos modelados debajo.

Al caminar hacia la casa escuchó el sonido de sus pasos sobre las hojas muertas. Era un sendero flanqueado por estatuas de mármol, casi todas caídas y rotas junto a los pedestales vacíos. El jardín estaba en completo abandono, invadido por la vegetación que subía por los bancos y miradores, cuyos forjados oxidaban la piedra cubierta de musgo. A la izquierda, junto a un estanque lleno de plantas acuáticas, una fuente de azulejos rotos cobijaba a un angelote mofletudo, de ojos vacíos y manos mutiladas que dormía con la cabeza sobre un libro y de cuya boca entreabierta manaba un hilillo de agua. Todo llevaba impresa una infinita tristeza, a la que Corso no pudo sustraerse. Quinta de la Soledad, repitió. El nombre era adecuado.


Ascendió por una escalera de piedra hasta la puerta, levantando la vista. Entre su cabeza y el cielo gris, un antiguo reloj de sol no marcaba hora alguna en sus cifras romanas. Lo presidía una leyenda:
Ommes vulnerant, postuma necat.

Todas hieren —leyó—. La última mata.



Llega usted a tiempo —dijo Fargas—. Para la ceremonia.

Corso estrechó su mano, un poco desconcertado. Victor Fargas era alto y flaco como un gentilhombre de El Greco; tanto que parecía moverse, dentro del holgado jersey de lana gruesa, igual que una tortuga en su concha. Lucía un bigote recortado con pulcritud geométrica, los pantalones se le abolsaban en las rodillas, y los zapatos eran relucientes, de un modelo antiguo gastado por el uso. Eso fue cuanto Corso abarcó al primer vistazo, antes de que su atención se desplazase a la enorme casa vacía, las paredes desnudas, las pinturas de los techos desmenuzadas en lagunas mohosas, roídas por el yeso y la humedad.


Fargas miró al recién llegado de arriba abajo.


Supongo que aceptará un coñac, —dijo por fin, a modo de conclusión tras íntimo razonamiento, y echó a andar por el pasillo cojeando ligeramente, sin preocuparse en comprobar si Corso lo seguía o no. Pasaron junto a otras habitaciones también vacías, o con restos de muebles inservibles tirados en un rincón. De los techos, al extremo de cables eléctricos, colgaban casquillos desnudos o bombillas polvorientas.

Las únicas estancias con aspecto de estar en uso eran dos salones comunicados por una puerta corredera, con escudos de armas esmerilados en el vidrio, cuyas hojas abiertas mostraban un panorama de paredes vacías y huellas de objetos que antaño las adornaron impresas en su viejo empapelado: marcas rectangulares de cuadros desaparecidos, contornos de muebles, clavos oxidados, puntos de luz para lámparas inexistentes. Sobre aquel triste paisaje gravitaba un techo pintado imitando bóveda de nubes con la figuración, en el centro, del sacrificio de Abraham: un viejo patriarca de cuarteados colores cuya mano, armada de puñal y a punto de abatirse sobre un rubio jovencito, era detenida por un ángel con alas enormes. Bajo la falsa bóveda se abría una puerta-ventana, sucia y con algunos vidrios sustituidos por recortes de cartón, que daba a la terraza y a la parte trasera del jardín.


Dulce hogar—dijo Fargas.

Era una ironía formulada sin excesiva convicción. Parecía que el dueño de la casa la hubiese utilizado demasiadas veces y ni él mismo confiara ya en su efecto. Hablaba castellano con denso y distinguido acento portugués, y se movía siempre muy despacio, tal vez a causa de su pierna inválida, a la manera de esa gente que posee una eternidad ante sí.


Coñac —repitió, ensimismado, cual si no recordase bien qué los había llevado hasta allí.

Corso hizo un vago gesto afirmativo que Fargas no vio. El vasto salón se cerraba al otro lado en una enorme chimenea con una pequeña pila de troncos sin encender. Había un par de sillones desparejos, una mesa y un aparador, un quinqué de petróleo, dos candelabros con velas, un violín en su estuche y poco más. Pero en el suelo, sobre antiguas alfombras deshilachadas o tapices deslucidos por el tiempo, lo más lejos posible de las ventanas y de la luz plomiza que éstas dejaban entrar, se alineaban en orden perfecto muchos libros; quinientos o más, calculó Corso. Tal vez casi un millar. Entre ellos, numerosos códices e incunables. Buenos y viejos libros en piel o pergamino, antiguos volúmenes con clavos en las tapas, infolios, elzevires, encuadernaciones con gofrados, bullones, florones, cierres, lomos y cantos con letras doradas o caligrafiados en los scriptorios de monasterios medievales. Observó también por los rincones una docena de ratoneras oxidadas. La mayor parte, sin queso.)



Crédits photographiques : L'illustration de ce billet est une photo sous licence Creative Commons de Tim De Waele.