lundi 3 octobre 2016

Vita Vitae


“οὗτος μὲν δὴ τοῦτο πρῶτον ἐφθέγξατο, μετὰ δὲ τοῦτο ἤδη ἐφώνεε τὸν πάντα χρόνον τῆς ζόης.” 
“Tels furent ses premiers mots ; et il conserva la faculté de parler le reste de sa vie.” 
(Hérodote, Histoire, LXXXV, 4. Trad. Larcher)





“C’est quand on est amoureux de quelqu’un, qu’on a très envie de l’embrasser mais qu’on attend, on attend et toute cette attente… c’est le désir. C’est quand on ne l’a pas encore embrassé, qu’on en rêve en s’endormant, c’est quand on imagine, qu’on tremble en l’imaginant et c’est si bon, Zoé, tout ce temps-là où on se dit que peut-être, peut-être on va l’embrasser mais on n’est pas sûre…” 
(Katherine Pancol, Les Yeux jaunes des crocodiles, éd. Le Livre de Poche, p. 246)



De toute sa vie, il ne s’était jamais habitué à ces moments. Et pourtant, Dieu sait s’il en avait connu ! Toutes ces réceptions, ces soirées, ces vins d’honneur et ces verres de l’amitié. Ce n’est pas tant qu’ils lui étaient importuns, c’est bien plutôt qu’il y était importun. S’il avait pu, comme certains, virevolter de groupe en groupe, dire un bon mot à chacun, offrir à tous un sujet de conversation, supporter que convergent vers lui tous les regards amusés, admiratifs, complices, dans ce cas, il aurait sûrement aimé ces mondanités. Mais non, il y était toujours seul, embarrassé qu’on lui adresse la parole, incapable de tenir une conversation, bafouillant, ridicule. Il était à chaque fois un peu plus sûr de n’y être pas à sa place.
Il montait donc le grand escalier de marbre richement sculpté avec une désinvolture sereine, mais avec au cœur l’entrain du condamné montant à l’échafaud. Sur le palier, il se regarda dans le gigantesque miroir, ajustant le nœud de sa cravate. Il entra alors calmement dans la salle de réception et regarda discrètement autour de lui à la recherche d’un visage qui le consolerait d’être là. La salle, couverte de lambris et éclairées par deux grandes fenêtres à vitraux, était très vaste. L’assistance réduite renforçait encore cette impression d’immensité, comme des campements de nomades dispersés dans un désert. Le buffet, pourtant élégamment nappé de blanc et couvert de plateaux et de bouteilles, semblait minuscule dans cet environnement, comme une maigre oasis à la végétation chétive.
Alors il prit place dans sa solitude, entre les petits groupes. Cette solitude ne le dérangeait pas ; il l’aimait au contraire. D’ailleurs, il aurait donné beaucoup pour être plutôt seul dans sa bibliothèque dans ce moment-là, ou seul au bord d’une rivière dont on lui avait parlé, à côté de son hôtel. Mais il trouvait impoli d’être seul quand il était avec du monde. Il y avait dans cette situation quelque chose d’ostentatoire et d’agressif qu’il ne pouvait assumer. Aussi glissa-t-il doucement vers un petit groupe d’hommes, feignant de prendre part à leur conversation. Autrement dit, il écoutait en souriant.
Puis vint le temps des discours. Les orateurs passèrent les uns après les autres, certains plus intéressants que d’autres. Il appréciait ces prises de paroles, il les observait avec un œil de technicien, en se demandant à chaque phrase s’il l’aurait faite ainsi et s’il aurait organisé le propos de la même façon. Il essayait de goûter toutes les figures de style et toute la rhétorique souvent faiblement déployée. Mais rapidement, il perdait le fil, incapable de rester concentré et de suivre le déroulement du raisonnement. Alors les propos devenaient pour lui un bruit diffus, dont il saisissait un mot de temps en autre, qui le faisait replonger dans l’océan trouble de ses pensées. Il ne savait pas non plus comment se comporter quand il était question de lui dans le discours, il ne savait où regarder, s’il fallait sourire ou paraître sérieux, il n’osait pas regarder autour de lui comme pour voir si les autres savaient qu’on parlait de lui.
Après chaque intervention, il mettait un point d’honneur à applaudir à tout rompre, à feindre un enthousiasme excessif, pour le simple plaisir de se démarquer, de laisser croire autour de lui qu’il avait quelque intérêt particulier que personne ne pouvait comprendre ou qu’il avait perçu dans les propos tenus quelque sens secret qui lui aurait révélé des perspectives nouvelles pour son avenir.
Les orateurs se turent et une grande migration s’éleva vers le buffet, pour ceux, du moins, qui n’avaient pas profité des discours pour gagner subrepticement une place plus favorable. Il s’avança doucement et se fit servir un verre de vin rouge. Il savait qu’il avait l’air égaré dans cette salle, mais il trouvait qu’avec un verre à la main, cet égarement semblait moins pathétique. Il traversa lentement la salle avec son verre, dévisageant tous les présents comme s’il cherchait un ami. Finalement, il entrevis une vague connaissance dans un groupe, qu’il alla saluer compendieusement. Il en profita pour rester avec eux, dont il écouta la conversation avec intérêt.

Il serait faux de croire que parce qu’il aimait la solitude et répugnait aux compagnies nombreuses, il n’aimait pas les gens. C’était même tout le contraire. Il s’intéressait sincèrement aux autres et prenait un plaisir véritable à les écouter, à connaître leurs opinions et leurs personnalités. Aussi, c’est véritablement passionné qu’il se mêlait aux conversations. Mais il ne s’y mêlait pas vraiment et c’est ce qui lui était pénible. Il se contentait d’écouter, de recueillir ce qu’on disait devant lui sans jamais rien ajouter, sans jamais rien partager. Il avait l’impression d’être une sorte de parasite qui se nourrissait de la conversation des autres, de leurs confidences, de leurs idées. Il décidait bien parfois de dire un mot, mais à chaque parole qui lui venait à l’esprit, il l’évaluait et la congédiait aussitôt, la jugeant toujours trop frivole ou trop sérieuse. Seul le silence était à la hauteur.
Comme il ne parlait pas, son verre se vidait plus vite que celui des autres et c’était un prétexte fréquent pour s’éloigner de ceux avec qui il était et de retourner errer au milieu de la salle, avec le même sentiment qu’un naufragé loin de tout objet auquel s’accrocher, avec l’angoisse de devoir rester au large, seul, flottant sans but, sans espoir d’être repêché.
Il était justement en chemin vers le buffet quand Elle entra. Il serait difficile de la décrire. On pourrait bien dire qu’elle avait de longs cheveux bruns attachés dans un tressage subtil, qu’elle avait de merveilleux yeux marrons entourés de longs cils et qui brillaient d’un éclat séraphique, un sourire auprès duquel toutes les merveilles du monde pâlissaient… On pourrait dire ces choses, mais on resterait bien loin de la vérité. La litote est encore ce qu’il nous reste de plus parlant, aussi nous contenterons-nous de dire qu’elle était ravissante.

Il ne put résister et, comme attiré par un aimant, il se dirigea vers elle, mais il était devenu expert dans l’art d’errer sans but en ayant l’air d’aller quelque part et de rallier un point en ayant l’air de ne pas s’en rendre compte, cet art indispensable pour se mouvoir dans un tel espace. Aussi par des manœuvres longues et artificieuses il parvint à s’approcher d’elle, se donnant l’image d’un serpent luisant et ondulant qui se fraie un chemin silencieux dans les hautes herbes. Après plusieurs minutes d’efforts, il se trouva près d’elle, dans son dos, engagé dans une conversation qu’il n’écoutait pas plus qu’il n’y parlait, parce qu’il écoutait la voix exquise qui s’exprimait derrière lui. Et pour s’exprimer, elle s’exprimait ! Elle n’avait pas sa gêne et ses maladresses, sa parole s’écoulait douce et limpide, intelligente et gaie. Il ne s’en sentit que plus coupable pour son mutisme.
Il se laissait bercer par cette voix charmante, regrettant seulement de ne pas la voir. Il s’était déjà retourné une fois, il avait croisé son regard. Il ne pouvait recommencer, il ne voulait pas sembler l’épier ou la fixer. Et pourtant, comme il en avait envie !
Par le lent mouvement naturel qui anime les personnes qui participent à ce genre de réunions, ils finirent par se trouver tous deux dans le même groupe. Il ne pouvait détacher ses yeux d’elle et l’écoutait avec dévotion… tout en s’efforçant de n’en rien paraître. Mais était-elle dupe de ses efforts ou avait-elle remarqué avec quel intérêt passionné il la contemplait ? Probablement pas, car elle semblait ne pas l’avoir remarqué, il était, comme souvent, transparent devant elle.
Quand son verre fut encore vide, et pour ne pas se montrer obsédé par sa présence, il retourna calmement vers le buffet, en s’attardant en chemin. Il y parvint enfin, presque surpris d’avoir eu la force de caractère de s’éloigner d’elle et d’avoir pu se passer d’elle pendant aussi longtemps. Pendant qu’il attendait son tour pour se faire servir, il se tourna et elle était là, auprès de lui, un verre vide à la main. Il trouva le courage miraculeux de lui offrir de prendre son verre et de lui demander ce qu’elle voulait boire. Il lui tendit son vin blanc et il repartirent ensemble vers le groupe dont ils s’étaient éloignés.
En chemin, elle se présenta, elle s’appelait Vita. “Comme Vita Sackville-West ?”, répondit-il. Et sans même attendre sa réponse, il ajouta : “Vous êtes beaucoup plus jolie qu’elle.” Enfin, c’est à peu près ce qu’il aurait dit s’il avait été l’homme qu’il rêvait d’être. Mais l’homme qu’il était craignait toujours de faire peur en évoquant une écrivaine anglaise que personne ne connaît et il jugeait que dire à une femme qu’elle est plus jolie que Vita Sackville est à peine un compliment… Il se contenta donc d’une platitude navrante. Il ne put même pas dire “enchanté”, parce que les manuels de savoir-vivre qu’il avait lus en abondance dans sa jeunesse enseignaient de ne jamais prononcer ce mot, sans vraiment proposer de solution de remplacement sérieuse. Il répondit donc “très bien”, ou quelque chose dans ce genre, c’est-à-dire à peu près rien.
La conversation du groupe continua, dans laquelle Vita jouait toujours un rôle essentiel et dans laquelle il écoutait toujours sans un mot, mais en tirant sur ses manchettes. Il faisait très chaud et dans ces moments de grande chaleur, elles semblaient vouloir se cacher dans les manches de sa veste, se repliaient de façon inconfortable, ou alors ses boutons de manchettes s’accrochaient à la veste, laissant un morceau d’étoffe blanche qui dépassait exagérément, sur les mains, comme des nageoires.
Toujours joyeuse et spirituelle, elle répandait autour d’elle une ambiance enjouée. Il se demandait encore comment les autres membres du groupe le percevait. Avaient-ils remarqué cette montagne muette qui les écoutait ? Ou bien se lassaient-ils de sa présence ? Ou alors simplement, n’avaient-ils même pas vu qu’il était parmi eux, le prenant pour une sorte d’élément de décor, comme une des plantes vertes qu’on avait amenées pour décorer la salle ? Mais pourquoi diable n’avoir pas choisi un décor plus attrayant ?
Elle parlait toujours, de choses et d’autres. D’elle, de sa vie, de politique. Pour chaque mot qu’elle disait, il en trouvait vingt. Vingt à lui répondre, vingt pour combler les espaces vides de ce qu’elle racontait. Il n’en disait aucun. Un homme du groupe lui dit une petite gentillesse, à laquelle elle sourit poliment. Il en fut outré. Lui aussi avait des milliers de compliments pour elle, mais les compliments étaient encore plus difficiles à dire que le reste. Il les avait sur le cœur, car pas un n’était inventé ou controuvé, mais ils semblaient ne pas parvenir à passer sa gorge, ils étaient peut-être trop grands. D’ailleurs, c’est peut-être eux qui, restés coincés, faisaient gonfler son cou comme un goître. Oui, c’est pour cette raison que sa cravate le serrait autant, que son col de chemise collait à la peau de son cou. Il avait beau essayer de tirer en glissant un doigt à l’intérieur pour relâcher l’étreinte, rien n’y faisait, il étouffait.
Tout en parlant, en souriant, en riant parfois, elle sortit une cigarette et la glissa dans sa bouche. Elle commençait à regarder autour d’elle. Il fouilla laborieusement dans la poche briquet de son costume, trouva un cure-pipe, s’emmêla la main dans le pan de sa veste et réussit finalement à présenter une flamme devant elle, toujours dans un silence parfait. Elle alluma sa cigarette et le remercia avec grâce.

Au gré des allées et venues, de ceux qui les rejoignaient ou les quittaient, ils se retrouvèrent finalement tous les deux. Dans une conversation qu’elle alimentait seule. Elle parlait, normalement, sans paraître apercevoir l’imposant mur de silence qu’il avait élevé autour de lui. Que pouvait-elle penser ? Avait-elle remarqué l’attention fascinée avec laquelle il la considérait ? Elle imaginait peut-être que son esprit était tout empli de préoccupations lascives, d’arrière-pensées libidineuses et qu’il voyait en elle une marchandise… ou même une proie. Pourtant rien dans son comportement ne semblait montrer de méfiance ou d’appréhension… Peut-être songeait-elle que, comme Shéhérazade, si elle ne cessait jamais de lui parler, il ne pourrait pas lui faire de mal… Ou alors au contraire, peut-être qu’elle voyait en lui une sorte d’oncle bienveillant à qui elle prenait plaisir à se confier. “Pourvu du moins qu’elle ne voie pas en moi un grand-père bienveillant”, commenta-t-il en lui-même.
Elle parlait toujours de sujets variés, de son enfance, de son père, de son frère aîné. Elle ne semblait pas s’émouvoir qu’il ne réponde à ses questions que par des monosyllabes. Et lui, il espérait qu’elle n’allait pas se fatiguer, qu’elle n’allait pas trouver un prétexte pour mettre fin à leur conversation… Et soudain, dans le fil de son propos, elle en vint à dire qu’elle aimait les hommes qui racontent des histoires, qu’elle trouvait ça “classe”. Pouvait-elle deviner qu’il avait toujours des milliers d’histoires dans la tête ?

Alors il se mit à parler, sans qu’on puisse l’arrêter. Il se mit à raconter à Vita sa vie, sa vie à elle, non pas celle qu’elle avait vécue ou qu’elle vivrait, mais celle dont elle était digne et qui était presque aussi belle.