vendredi 27 novembre 2009

Quatrième tableau : La repartie de Naïa


J'avais jadis commencé à écrire des petits textes racontant tous la même rencontre avec de petites variantes. Ces textes étaient en grande partie des pièces de circonstance, mais à force d'y penser, j'en suis venu à nourrir à partir d'eux une réflexion sur le hasard, sur la providence. Aussi, j'ai décidé de continuer d'écrire ces petits textes, que j'imagine assemblés dans un n-ptyque (c'est-à-dire un ensemble de n tableaux, où n est compris entre 1 et 10, comme un triptyque ou un pentaptyque, j'étais parti sur l'idée d'un heptaptyque, mais au fur et à mesure de la rédaction, je me rends compte que certaines parties ne présentent pas d'intérêt, je ne sais donc pas encore ce qu'il restera à la fin), suivi d'une imposante postface, intitulé Contra providentiam & dola ejus quae alea nominantur. Voici donc le quatrième de ces tableaux.

Pour ceux de mes lecteurs qui souhaiteraient pouvoir se reporter aux textes précédents, je propose une sorte de table des matière provisoire :

Contra providentiam & dola ejus quae alea nominantur

Premier tableau : Ludivine ou l'absence
Deuxième tableau : Ataraxie
Troisième tableau : Illusions et aveuglement

Quatrième tableau : La repartie de Naïa

"Ecce autem [...] intrauit pinacothecam senex canus, exercitati uultus et qui uideretur nescio quid magnum promittere, sed cultu non proinde speciosus, ut facile appareret eum ex hac nota litteratorum esse, quos odisse diuites solent." (Pétrone, Satiricon, LXIII)

C'était encore une de ces lubies qui avait pris le contrôle de moi, encore une de ces impulsions absurdes qui me poussait à aller divaguer loin de chez moi au lieu de travailler. Je ne savais pas ce qui m'incitait à agir de la sorte, ou plutôt, je le savais trop bien. En tout cas, j'y étais, errant comme un fou, débraillé et hirsute, dans les rues de cette ville, les yeux hagards, mais formidablement mobiles. Les passants devaient me croire paranoïaque en me voyant me retourner sans cesse et dévisager tous ceux que je croisais. C'était que je brûlais d'envie de la voir, tout en redoutant affreusement cette rencontre.

Je marchais devant le lycée, sans but et sans espoir, car je savais bien, je le savais depuis des années, que les rencontres fortuites qu'on veut provoquer ne se produisent jamais. Et pourtant, quelques mètres devant moi, sur le même trottoir, c'étaient elles. J'aurais préféré qu'Euphrosyne ne soit pas là. Non pas que je répugnasse à la voir, bien au contraire, mais je craignais que ma présence ne la mît mal à l'aise. Nous y étions en tout cas. Cette rencontre que j'avais si souvent imaginée, que j'avais si souvent rêvée, dont j'avais tant parlé, cette rencontre, dis-je, était à portée de main !

En approchant, je sentis l'émotion qui commençait à faire battre mon coeur d'une façon étrange. A cet instant, je n'eus plus aucun doute, plus aucune résolution ne tiendrait, la perspective des regrets n'existait plus. C'était une évidence : il n'était pas question que je leur adresse la parole, il était hors de question que j'adresse jamais la parole à quiconque de toute mon existence. J'étais né pour me taire. Naturellement, puisqu'Euphrosyne était là, je ne parlerais pas à Naïa. Le prétexte, tout fallacieux qu'il était, suffit à me donner la dose de bonne conscience suffisante pour me laisser aller à mes penchants. Je passais donc près d'elles sans les regarder, les yeux artificiellement fixes, mensongèrement captivés par un lointain captieux.

A proximité, alors que je distinguais leurs voix, je sentis la brûlure caractéristique dans mes joues, je rougissais. Je fis un effort pour concentrer cette rubescence sur ma joue gauche, celle qui n'était pas de leur côté. Cet effort était désespéré et puéril, mais je n'en ressentis pas moins la brûlure avec plus d'acuité sur la joue gauche.

Après quelques pas, je sortis de cet état, je me trouvai hors de ces instants qui n'ont pas de durée, hors de ce silence qui étouffe tous les bruits du monde, hors de ces regards qui paralysent la pensée. J'étais un autre aussi, les regrets commençaient à apparaître. Pas assez, bien sûr, pour me faire rebrousser chemin.

Alors, je me souvins des regrets que je ramène parfois à la maison, des nuits sans sommeil où je regrette des mots que je n'ai pas dits, où j'écris des lettres pour corriger mes conversations ou mes actions de la journée. Je pensai à ces heures d'errances nocturnes où j'écris, sans papier ni crayon, ce que j'aurais dû dire, dans des missives que je n'envoie jamais ou, pire, que je m'envoie à moi-même pour me faire croire que le monde est tel que je le rêve.

Et je le fis : je revins sur mes pas.

Je m'approchai. Dès mes premiers pas, une de leurs amies remarqua que j'allais vers elles et posa sur moi un regard surpris et interrogateur. Lorsque je ne fus plus qu'à quelques mètres, ses trois compagnes, voyant ce regard, se tournèrent vers moi à leur tour. Je devais être rouge comme un linge. Je m'écriai, avec la voix la plus enjouée que je pus trouver : "Bonjour Naïa !", tout en tendant ma joue pour l'embrasser. Après un bref mouvement de recul instinctif, elle accepta ce baiser, mais je crus percevoir son soulagement de n'être pas contrainte à ces effusions dans un lieu désert et solitaire. Tandis que je saluais Euphrosyne de la même façon, je sentais le regard incrédule et inquisiteur de Naïa qui me scrutait pour tenter de savoir qui je pouvais bien être. Je me tournai alors vers leurs deux amies en bredouillant une phrase que je ne compris pas moi-même et qui se terminait par "zèle". Après une question rituelle à Naïa et Euphrosyne sur leur santé, à laquelle elles répondirent tout aussi rituellement, je repris mon chemin, sans être encore remis de la surprise de mes interlocutrices. Comme je m'éloignais, j'entendis un murmure : "C'est qui ?", je ne pus saisir la repartie embarrassée de Naïa.

Crédits photo : Image d'illustration de Père Igor, sous licence Creative Commons Attribution Share Alike 3.0