mercredi 16 septembre 2009

Troisième tableau : Illusions et aveuglement


Puisque je ne recule devant aucun sacrifice pour complaire à mes lecteurs...

Troisième tableau : Illusions et aveuglements

"Sed quonam lateat quod cupiunt bonum
nescire caeci sustinent
et quod stelliferum transabiit polum
tellure demersi petunt"
(Boèce, Consolation de Philosophie, III, m. 8, 15-18)

Nous venions de sortir du lycée. Comme tous les vendredis, nous n'avions pas cours l'après-midi et le père de Naïa venait nous chercher à midi. Nous attendions sur le trottoir, devant le Carmel, comme d'habitude. Veta et Ludivine étaient avec nous et nous devisions gaiement, de choses et d'autres. Il faisait un soleil magnifique et l'après-midi s'annonçait exquis, surtout que j'allais le passer avec Parmenas dont j'avais été séparée pendant si longtemps ; nous irions peut-être à la piscine, chez ma tante, ou alors, nous choisirions peut-être de rester ainsi, enlacés dans ma chambre, jusqu'à la nuit. Aucun choix n'était fait et toutes les possibilités étaient ouvertes, chacune débordant de promesses de bonheur.

J'étais en train de parler d'un événement de la matinée, lorsque Naïa m'interrompit d'un coup de coude, en me désignant un vieil homme qui passait sur le trottoir d'en face. "Tu ne trouves pas qu'on dirait M. ?", me demanda-t-elle, distraitement amusée. Il n'y avait aucun doute, il s'agissait bien de M., que nous avions fréquenté, quelques années auparavant dans certains lieux interlopes. Je me sentis rougir, ou blêmir, je ne saurais le dire. Ce que Naïa ne savait pas, c'était que M. était aussi un mystérieux inconnu qui m'avait accablée d'une cour sans fin au téléphone et qui désormais la harcelait... J'étais parvenue, non sans peine, à percer son masque et à lui faire avouer que je l'avais bien reconnu, mais j'avais dû jurer de ne révéler son identité à personne.

J'essayai de cacher mon trouble de mon mieux, mais j'étais terrifiée à l'idée que Naïa pût me proposer d'aller lui parler. Nous n'avions aucune raison de le faire, nous n'avions jamais été proches de lui au point de l'interpeller dans la rue et les années n'avaient rien arrangé à cela ; en outre, ses cheveux hirsutes et son regard fuyant n'incitaient guère à la familiarité avec lui. Mais Naïa a parfois des spasmes de folie, c'est d'ailleurs un des aspects de sa personnalité qui la rendent si touchante ! Que lui dirais-je si elle voulait que nous l'abordions ? J'étais face à un dilemme cuisant : devrais-je me parjurer pour informer Naïa de la véritable nature de celui qui lui téléphonait et ainsi la préserver du monstre dans les griffes duquel elle se serait jetée ? Ou devrais-je feindre l'indifférence et me comporter comme si cet homme n'était vraiment que M. ?

Elle fit un pas dans sa direction et je m'écriai : "Non, Naïa ! Attends !" Mais elle avait continué sa progression et se retourna brusquement vers moi, en entendant mon cri. Elle paraissait stupéfaite, tout comme Veta et Ludivine, de ma réticence soudaine à monter dans la voiture de son père dont elle avait déjà ouvert la portière et que j'empruntais régulièrement.

Illustration : photographie sous licence Creative Commons de gadl

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