mardi 5 janvier 2010

Love me on paper : quelques réflexions sur Cyrano de Bergerac et Facebook


Un jour, pendant l'été dernier, j'ai été confronté à un dilemme. J'avais publié ma lettre ouverte à Frédéric Beigbeder, suivi de ma réponse à un commentaire sur Facebook. Ces textes évoquaient la difficulté de communiquer et la séparation entre la vie "réelle" et la vie "virtuelle" sur internet ; et ils m'ont donné le plaisir de recevoir d'assez nombreux témoignages de personnes qui y avaient trouvé quelque intérêt. Je dois d'ailleurs dire que par leur sincérité parfois cruelle et par leur argumentation mécanique, ce sont des billets dans lesquels je me retrouve assez bien. Pourtant, ils ne correspondaient pas au projet initial de ce blog qui était de présenter des citations (je fais abstraction des textes narratifs que j'ai rassemblés sous l'étiquette "n'importe quoi"). J'étais donc partagé, cet été, entre le désir de complaire à mes lecteurs en continuant d'évoquer le confort et les souffrances de la vie virtuelle, par exemple en répondant à mon contradicteur du commentaire sur Facebook, et le désir de conserver la "ligne éditoriale" de ce blog, en continuant de partager des textes que j'apprécie. J'ai tant bien que mal choisi la seconde option.

Aujourd'hui, je suis ravi, car je trouve une occasion de concilier ces deux désirs, en relisant un classique entre les classiques à la lumière de ces questions d'incommunicabilité. Par surcroît, je peux évoquer un épisode de ma vie (mes lecteurs réguliers savent combien je me plais à la raconter) et attirer l'attention sur une artiste qui en vaut la peine. Chacune de ces raisons eût suffi seule. Elles sont trois ; puisse la Providence en être louée. ;-)

Ce texte classique qui parle de la communication, de sa difficulté, de l'utilisation d'un écran pour la faciliter ou la rendre possible, c'est Cyrano de Bergerac, bien sûr.

Pour ceux de mes lecteurs qui seraient trop jeunes pour avoir lu cette oeuvre ou trop âgés pour s'en souvenir, en voici un bref résumé, mais j'exhorte avec la dernière vigueur ces lecteurs à se (re)plonger dans le texte intégral de Rostand : Cyrano aime Roxane, mais n'ose pas lui avouer son amour parce qu'il est trop laid (à cause de son nez, vous savez ?). Roxane, quant à elle, aime Christian, qui est très beau et qui aime aussi Roxane, mais ne veut le lui avouer car il n'a pas d'esprit et se trouve embarrassé quand il s'agit de parler d'amour. Aussi, Cyrano et Christian décident de s'associer : Cyrano écrit pour Christian et lui souffle ce qu'il doit dire et c'est bien sûr aussi pour lui un moyen de vivre sa propre histoire d'amour à travers Christian (à son insu). Ce résumé est très incomplet, notamment en ce qu'il néglige ce que Cyrano appelle son "panache", mais il suffira pour comprendre mon propos.

Le premier extrait de cette oeuvre dont je voudrais parler est celui dans lequel Christian explique à Cyrano pourquoi il ne peut déclarer son amour à Roxane :


CYRANO
Embrasse-moi !

CHRISTIAN
Monsieur...

CYRANO
Brave.

CHRISTIAN
Ah çà ! mais ! ...

CYRANO
Très brave. Je préfère.

CHRISTIAN
Me direz-vous ? ...

CYRANO
Embrasse-moi. Je suis son frère.

CHRISTIAN
De qui ?

CYRANO
Mais d’elle !

CHRISTIAN
Hein ? ...

CYRANO
Mais de Roxane !

CHRISTIAN, courant à lui
Ciel !
Vous, son frère ?

CYRANO
Ou tout comme : un cousin fraternel.

CHRISTIAN
Elle vous a ? ...

CYRANO
Tout dit !

CHRISTIAN
M’aime-t-elle ?

CYRANO
Peut-être !

CHRISTIAN, lui prenant les mains
Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !

CYRANO
Voilà ce qui s’appelle un sentiment soudain.

CHRISTIAN
Pardonnez-moi...

CYRANO, le regardant, et lui mettant la main sur l’épaule
C’est vrai qu’il est beau, le gredin !

CHRISTIAN
Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !

CYRANO
Mais tous ces nez que vous m’avez...

CHRISTIAN
Je les retire !

CYRANO
Roxane attend ce soir une lettre...

CHRISTIAN
Hélas !

CYRANO
Quoi !

CHRISTIAN
C’est de me perdre que de cesser de rester coi !

CYRANO
Comment ?

CHRISTIAN
Las ! je suis sot à m’en tuer de honte !

CYRANO
Mais non, tu ne l’es pas puisque tu t’en rends compte.
D’ailleurs, tu ne m’as pas attaqué comme un sot.

CHRISTIAN
Bah ! on trouve des mots quand on monte à l’assaut !
Oui, j’ai certain esprit facile et militaire,
Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés...

CYRANO
Leurs cœurs n’en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?

CHRISTIAN
Non ! car je suis de ceux, -je le sais... et je tremble ! -
Qui ne savent parler d’amour.

CYRANO
Tiens ! ... Il me semble
Que si l’on eût pris soin de me mieux modeler,
J’aurais été de ceux qui savent en parler.

CHRISTIAN
Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !

CYRANO
Être un joli petit mousquetaire qui passe !

CHRISTIAN
Roxane est précieuse et sûrement je vais
Désillusionner Roxane !

CYRANO, regardant Christian
Si j’avais
Pour exprimer mon âme un pareil interprète !

CHRISTIAN, avec désespoir
Il me faudrait de l’éloquence !

CYRANO, brusquement
Je t’en prête !
Toi du charme physique et vainqueur, prête-m’en
Et faisons à nous deux un héros de roman !

CHRISTIAN
Quoi ?

CYRANO
Te sentirais-tu de répéter les choses
Que chaque jour je t’apprendrais ? ...

CHRISTIAN
Tu me proposes ? ...

CYRANO
Roxane n’aura pas de désillusion !
Dis, veux-tu qu’à nous deux nous la séduisions ?
Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
Dans ton pourpoint brodé, l’âme que je t’insuffle ! ...

CHRISTIAN
Mais, Cyrano ! ...

CYRANO
Christian, veux-tu ?

CHRISTIAN
Tu me fais peur !

CYRANO
Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
Veux-tu que nous fassions -et bientôt tu l’embrases ! -
Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ? ...

CHRISTIAN
Tes yeux brillent ! ...

CYRANO
Veux-tu ? ...

CHRISTIAN
Quoi ! cela te ferait
Tant de plaisir ? ...

CYRANO, avec enivrement
Cela...
Se reprenant, et en artiste.
Cela m’amuserait !
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète ?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.

CHRISTIAN
Mais la lettre qu’il faut, au plus tôt, lui remettre !
Je ne pourrai jamais...

CYRANO, sortant de son pourpoint la lettre qu’il a écrite
Tiens, la voilà, ta lettre !

CHRISTIAN
Comment ?

CYRANO
Hormis l’adresse, il n’y manque plus rien.

CHRISTIAN
Je...

CYRANO
Tu peux l’envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.

CHRISTIAN
Vous aviez ? ...

CYRANO
Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
Des épîtres à des Chloris... de nos caboches,
Car nous sommes ceux-là qui pour amantes n’ont
Que du rêve soufflé dans la bulle d’un nom ! ...
Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes
Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
Tu verras que je fus dans cette lettre -prends ! -
D’autant plus éloquent que j’étais moins sincère !
– Prends donc, et finissons !

CHRISTIAN
N’est-il pas nécessaire
De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
Ira-t-elle à Roxane ?

CYRANO
Elle ira comme un gant !

CHRISTIAN
Mais...

CYRANO
La crédulité de l’amour-propre est telle,
Que Roxane croira que c’est écrit pour elle !

CHRISTIAN
Ah ! mon ami !
Il se jette dans les bras de Cyrano. Ils restent embrassés.

(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, II, 10)

Combien je me retrouve dans ces propos du jeune homme ! Combien de fois aurais-je pu m'écrier avec lui : "Las ! je suis sot à m'en tuer de honte" ! Je ne suis pas tout à fait comme lui, cependant, car moi, je suis de ceux - je le sais... et je tremble ! - qui ne savent parler tout court. Ce n'est pas de parler d'amour qui m'embarrasse, même si l'amour n'arrange rien à l'affaire, en général, mais c'est simplement de parler, j'entends "m'exprimer à l'oral". Oh ! Il y a une autre différence entre Christian et moi : il est rare que les yeux des femmes aient des bontés pour moi quand je passe ! (et tant pis pour mes lectrices qui m'imaginaient déjà comme un séduisant quadragénaire !). Mais j'ai souvent vu la déception qu'il évoque de personnes surprises lorsque je cessais de rester coi, ou du moins m'y essayais.

J'ai aussi avec lui une autre différence : écrire une lettre d'amour ne m'ennuie pas, j'y puis même être assez à l'aise. Aussi, je me reconnais également assez bien dans le personnage de Cyrano. Voici le passage de la pièce qui fait pendant à celui que je viens de citer ; c'est celui dans lequel Cyrano avoue son amour pour Roxane et dit pourquoi il ne veut pas lui en parler :

LE BRET, haussant les épaules
Soit ! – Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !

CYRANO, se levant
Ce Silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles ! ...
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir,
De poser son regard, sur celle... Oh ! j’ai cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace !

LE BRET, stupéfait
Hein ? Comment ? Serait-il possible ? ...

CYRANO, avec un rire amer
Que j’aimasse ? ...
Changement de ton et gravement.
J’aime.

LE BRET
Et peut-on savoir ? Tu ne m’as jamais dit ? ...

CYRANO
Qui j’aime ? ... Réfléchis, voyons. Il m’interdit
Le rêve d’être aimé même par une laide,
Ce nez qui d’un quart d’heure en tous lieux me précède ;
Alors moi, j’aime qui ? ... Mais cela va de soi !
J’aime - mais c’est forcé ! – la plus belle qui soit !

LE BRET
La plus belle ? ...

CYRANO
Tout simplement, qui soit au monde !
La plus brillante, la plus fine,
Avec accablement
La plus blonde !

LE BRET
Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ? ...

CYRANO
Un danger
Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
Un piège de nature, une rose muscade
Dans laquelle l’amour se tient en embuscade !
Qui connaît son sourire a connu le parfait.
Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
Comme elle monte en chaise et marche dans Paris ! ...

LE BRET
Sapristi ! Je comprends. C’est clair !

CYRANO
C’est diaphane.

LE BRET
Magdeleine Robin, ta cousine !

CYRANO
Oui, - Roxane.

LE BRET
Eh bien ! mais c’est au mieux ! Tu l’aimes ? Dis-le-lui !
Tu t’es couvert de gloire à ses yeux aujourd’hui !

CYRANO
Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
Pourrait bien me laisser cette protubérance !
Oh ! je ne me fais pas d’illusion ! - Parbleu,
Oui, quelquefois, je m’attendris, dans le soir bleu ;
J’entre en quelque jardin où l’heure se parfume ;
Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
L’avril ; je suis des yeux, sous un rayon d’argent,
Au bras d’un cavalier, quelque femme, en songeant
Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
Aussi moi j’aimerais au bras en avoir une,
Je m’exalte, j’oublie... et j’aperçois soudain
L’ombre de mon profil sur le mur du jardin !

LE BRET, ému
Mon ami ! ...

CYRANO
Mon ami, j’ai de mauvaises heures !
De me sentir si laid, parfois, tout seul...

LE BRET, vivement, lui prenant la main
Tu pleures ?

CYRANO
Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
Si le long de ce nez une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que j’en serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière ! ... Vois-tu bien,
Les larmes, il n’est rien de plus sublime, rien,
Et je ne voudrais pas qu’excitant la risée,
Une seule, par moi, fut ridiculisée ! ...

LE BRET
Va ne t’attriste pas ! L’amour n’est que hasard !

CYRANO, secouant la tête
Non ! J’aime Cléopâtre : ai-je l’air d’un César ?
J’adore Bérénice : ai-je l’aspect d’un Tite ?

LE BRET
Mais ton courage ! ton esprit ! - Cette petite
Qui t’offrait là, tantôt, ce modeste repas,
Ses yeux, tu l’as bien vu, ne te détestaient pas !

CYRANO, saisi
C’est vrai !

LE BRET
Hé ! Bien ! alors ? ... Mais, Roxane, elle-même,
Toute blême a suivi ton duel ! ...

CYRANO
Toute blême ?

LE BRET
Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
Ose, et lui parle, afin...

CYRANO
Qu’elle me rie au nez ?
Non ! - C’est la seule chose au monde que je craigne !

(Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, I, 5)

Moi aussi, bien souvent, j'ai rêvé d'autre chose, d'amour bien sûr, mais pas seulement, j'ai rêvé aussi d'être un convive aimable, une agréable compagnie ! Oh, ce n'est pas ma laideur qui me retient : si, physiquement, je ne suis pas un Christian, je ne suis pas non plus un Cyrano ; mais, pour parodier ce dernier, moi, c'est moralement que j'ai mes protubérances !

Moi aussi, j'ai souvent écrit des lettres (combien souvent !) que n'ont jamais lues leurs destinataires, moi aussi, j'ai été jaloux de ceux qui remportaient des lauriers que je n'avais pas brigués, moi aussi j'ai été furieux de voir glisser sur une fleur une longue limace !

Alors, comme Cyrano, je me suis trouvé un Christian ; mais au contraire de lui, je l'ai créé moi-même, et je l'ai appelé Caym ! C'est lui qui est moi sur internet et c'est en quelque sorte lui que vous êtes en train de lire. J'ai la faiblesse de m'imaginer que j'ai pu grâce à lui sembler à des personnes que j'ai rencontrées sur internet quelqu'un de sympathique, voire d'agréable ou de spirituel... et je ne saurais dire la honte que je ressens en pensant au rustre que ces personnes ont dû côtoyer si jamais elles m'ont rencontré !

Aussi, je ne puis m'empêcher d'enrager quand je vois, ici ou là, quelqu'un qui fustige l'anonymat permis par internet et les médiocres ou les faibles qui se cachent derrière une fausse identité. Combien plus de médiocres se cachent derrière une vraie identité !

En relisant la pièce à cette lumière, je suis enchanté de voir à chaque page à quel point je retrouve des pensées que j'ai eues ou que j'aurais pu avoir ! Mais il y a un point qui plus encore me fait prêter attention à un détail de mon expérience personnelle. L'opposition qu'évoque la pièce est celle, classique, de la beauté et de l'intelligence, dont nous avons tous une expérience quotidienne (parfois sous la forme "elle est belle, mais quelle conne !"). Celle que je ressens est bien plutôt l'opposition, tout aussi classique, du corps et de l'esprit : quand mon esprit est libre, ou peu contraint matériellement, je suis assez à mon aise, mais dès qu'il s'agit de faire intervenir mon corps, en faisant un geste, en posant un regard, en articulant une parole, je me trouve en grande difficulté.

Cependant, cette dichotomie ne suffit pas pour rendre compte de mon expérience ; j'en ai souvent été émerveillé. En effet, l'impression qu'a un observateur extérieur, qui est aussi celle que je conserve souvent par la suite, est que je suis paralysé et que la déficience de mon corps se transmet à mon esprit. La réalité est tout autre : mon esprit, dans ces moments-là, est terriblement vif et rapide. J'ai déjà raconté une conversation que j'ai eue avec une jeune fille (si jamais la pauvre enfant venait à lire ce blog, elle serait sans doute horrifiée de voir qu'il y est aussi souvent question d'elle -- surtout qu'elle pourrait comprendre certaines allusions invisibles pour mes autres lecteurs ! Je rappelle néanmoins que lors de cet échange, mon objectif n'était pas de la séduire, en tout cas pas dans un sens amoureux, même s'il est vrai que j'aurais vivement désiré que cet entretien fût moins pénible pour elle qu'il ne l'a été), elle m'a dit qu'elle faisait de la musique... et je n'ai rien trouvé à lui répondre... On pourrait croire que mon esprit tétanisé n'est pas parvenu à se représenter qu'on fait habituellement de la musique avec un instrument. Il n'en est rien ! J'ai pensé aussitôt à lui demander de quel instrument elle jouait, mais tout aussi rapidement, mon esprit a élaboré quantité de scenarii et d'hypothèses baroques justifiant que je ne le demande pas. Autrement dit, j'ai réussi, en un éclair, à me convaincre moi-même qu'il serait ridicule de lui poser la question. Bien sûr, je ne saurais exposer ici ce raisonnement captieux, car il était absurde et, à ce titre, impossible à reconstituer, mais il est merveilleux de voir comment j'ai pu, en toute bonne foi, me laisser persuader par lui.

Cette stratégie de mon esprit pour m'induire en erreur me rappelle d'autres situations : les sophismes qu'il parvient à trouver pour me convaincre de reprendre une sucrerie ou un verre, ou pour justifier qu'il serait préférable de rester dix minutes supplémentaires au lit, ou encore dans des situations où il est question de satisfaire un désir sexuel. Je suis à chaque fois stupéfait de la force que peuvent avoir ces raisonnements absurdes, force qui tombe lamentablement dès le désir satisfait. Devant cette habileté rhétorique, je comprends soudain toutes les représentations classiques de la conscience, de la tentation, du démon. C'est prodige de voir comment le corps peut mettre l'esprit à son service, comment il peut mobiliser cette rhétorique (et souvenez-vous que Caym est, dans la démonologie traditionnelle, un démon sophiste).

Qui d'autre que Roxane, ou plutôt Roxanne, aurait pu m'inspirer ces réflexions ? Il m'est en effet arrivé récemment d'assister, dans une salle de Berlin, à un spectacle d'une jeune chanteuse nommée Roxanne de Bastion. Mon inculture en matière de musique me rend ici inapte à parler comme il conviendrait de ce moment. Je ne saurais dire à quoi ses chansons ressemblent, quelles autres artistes elle évoque. Tout ce que je puis dire, c'est que les paroles de ses chansons m'ont singulièrement touché, avec des références littéraires qui me parlent (Shakespeare, Lewis Carroll), que sa voix sublime m'a ému plus que je ne l'aurais attendu, que le sourire qui n'a pas quitté ses lèvres de toute la soirée m'a laissé un souvenir merveilleux.

Je t'arrête tout de suite, romanesque lecteur ! Ne va pas t'imaginer que ce billet serait une sorte de déclaration d'amour timide (et convenons-en , atrocement alambiquée) que j'adresserais à Roxanne. Non, je ne suis pas amoureux de Roxanne ! Même si, dans d'autres circonstances, j'aurais été enchanté d'en être amoureux, même s'il n'est pas exagéré de dire de cette Roxanne, comme de la Roxane de Cyrano, "Qui connaît son sourire a connu le parfait." Pourtant, j'aurais aimé lui parler ce soir-là, simplement pour lui dire que j'avais apprécié sa prestation.

Je n'en ai rien fait. Bien sûr. L'argument spécieux que mon corps a trouvé pour me convaincre a été mon inconfort pour m'exprimer en anglais. Mais eût-elle été française, il m'en eût procuré un autre !

Au lieu de cela, qu'ai-je fait ? Qu'auriez-vous voulu que je fisse ? Aussitôt rentré à mon hôtel, j'ai envoyé Caym pour écrire sur son mur de Facebook ce que j'aurais voulu lui dire !

Bien sûr, ce silence coupable à l'égard de Roxanne ne pouvait que m'inciter à relire Cyrano.

C'est bien sûr sa photo qui illustre ce billet et j'ai pris la liberté d'emprunter un vers de sa chanson "Handwriting" pour le titre. J'engage tous mes lecteurs à écouter sa musique et à suivre cette artiste.

Crédits photographiques : photo de Jez Brown, utilisée avec l'aimable autorisation du photographe.