lundi 7 février 2011

“A sweetness skies above”




“Enfin, elle s’imagina que cette même petite soeur deviendrait un jour une femme et que, même à l’âge adulte, elle garderait le coeur simple et aimant de son enfance. Elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, elle ferait à son tour pétiller leurs yeux vifs en leur contant bien des histoires curieuses, peut-être même en leur relatant le vieux rêve du Pays des merveilles. Elle partagerait leurs tristesses simples et prendrait plaisir à toutes leurs joies simples, en se rappelant sa propre vie d’enfant et les beaux jours d’été.”

La petite fille entrouvrit lentement les yeux et regarda autour d’elle en papillotant. Sa mère poursuivit, avec la même voix douce et apaisante, sans même sembler marquer de pause après la fin de sa lecture :

“Il faut dormir maintenant. Demain, tu vas à l’école.”

Au même moment, la porte de la chambre s’ouvrit lentement.

“Papa !” s’écria l’enfant en tendant ses bras.

Colin entra. Tout en finissant de dénouer sa cravate, il posa un baiser sur les lèvres de sa femme, puis alla s’asseoir sur le bord du lit pour embrasser la petite fille. Il affecta de prêter l’oreille au récit des minces événements qui emplissaient sa vie d’enfant.

Les deux parents se retirèrent ensuite, lui dans la chambre, elle dans le drawing room. En y entrant, Ethel se dirigea vers la bibliothèque, à côté de la cheminée, afin de choisir une lecture pour sa soirée. Aussitôt, son regard fut attiré par un livre posé à plat sur la tablette, jurant de façon singulière avec l’alignement parfait des reliures qui tapissaient le meuble. Il n’était pas dans ses habitudes de laisser ainsi les livres en désordre et d’ailleurs, elle n’avait pas regardé ce recueil de poésie depuis des années. Mais qui aurait pu laisser cet ouvrage à cet endroit ? Colin ne lisait pas de poésie et la femme de ménage était incapable d’une telle négligence. Elle feuilleta pensivement le volume. Le choisirait-elle comme compagnon pour sa soirée ? Finalement, elle craignit que la poésie ne lui procure pas l’évasion dont elle avait besoin et qu’elle ne l’enterre plutôt dans la rumination de ses préoccupations. Elle préféra relire un roman qu’elle avait lu adolescente, y trouvant le réconfort qu’apportent toujours les choses passées, justement parce qu’elles sont passées.

Pendant qu’elle replaçait le livre de poèmes, Colin passa sa tête à la porte du drawing room. Il était en tenue de sport. “Je vais courir”, lança-t-il avec enthousiasme. Elle hocha la tête et demanda : “C’est toi qui as sorti le livre de Yeats ?” Il partit avec un haussement d’épaules, sans répondre.

Elle cria : “Tu prends Buster ?
- Pourquoi ? Doris ne l’a pas sorti ?
- Non, elle n’a pas eu envie.”

Il revint sur ses pas dans le hall en maugréant pour aller chercher la laisse et appela le labrador qui accourut gaiement.

Ethel n’approuvait pas qu’il sorte ainsi courir dans la nuit. Auparavant, ils allaient courir ensemble au parc, le samedi matin, mais petit à petit, ces joggings en commun s’étaient espacés, à cause de contraintes sociales et professionnelles de plus en plus lourdes pour tous les deux. Désormais, ils ne faisaient plus guère de sport ensemble. Elle préférait courir dans Holland Park ou Brompton Cemetery le matin avant d’aller à son cabinet ; lui courait plutôt le soir dans les rues. Elle s’était parfois demandé si la régularité de ces joggings ne cachait pas quelque chose, si ces séances n’étaient pas un prétexte pour voir une autre femme. Elle avait même envisagé de passer sur son parcours un soir pour s’en assurer, avant de se dire que finalement, cela lui était égal.

Elle s’assit confortablement dans le canapé en chintz et commença à lire, s’interrompant parfois pour méditer tristement, tout en caressant le chat qui était venu se coucher à côté d’elle. Elle ne prêtait plus attention au monde qui l’entourait et c’est à peine si elle remarqua le bruit de la porte quand Colin rentra, et sa présence lorsqu’il alla s’asseoir dans un fauteuil pour consulter le courrier du jour.

C’est la voix de son mari qui la ramena à la réalité :

“- Tu enverras Jenny chercher mes chemises, elles doivent être prêtes demain.
- J’irai les chercher moi-même, j’ai rendez-vous avec Audrey pour le thé chez Fortnum & Mason”, répondit-elle sans lever les yeux de son livre. Elle ne prit presque pas la peine de ressentir un pincement au coeur en le voyant évoquer ce jour avec une telle légèreté, sans même se souvenir qu’il s’agissait de l’anniversaire du jour où elle lui avait cédé, après un mois d’une cour insistante, vingt ans auparavant.

Ils restèrent ainsi encore une heure, ensemble, avant d’aller se coucher.

Au milieu de la nuit, un hurlement retentit. Après quelques instants de trouble, Ethel comprit qu’il venait de la chambre de Doris. Le radio-réveil indiquait 1h17. Jamais la petite fille n’avait poussé un cri aussi déchirant et sa mère imagina le pire. Elle se rua dans la chambre de l’enfant, suivie par son mari. La petite était assise, en larmes, sur son lit. Elle avait fait un cauchemar. Elle était dans un endroit très sombre et très froid. Sa mère la prit dans ses bras et parvint, non sans mal, à la calmer. L’enfant se rendormit enfin.

Le lendemain, après ses consultations, Ethel alla rejoindre une amie d’enfance au salon de thé. Elle était toujours heureuse de retrouver Audrey, même si leurs vies respectives ne leur laissaient guère de loisir pour passer du temps ensemble. Elles profitèrent donc de ce moment, prolongeant le thé par une longue séance de shopping.

Alors qu’elles admiraient la vitrine d’un antiquaire dans Burlington Arcade, Ethel se retourna soudain. Audrey se tourna vers elle, interrogative. Elle expliqua, nerveusement : “Tu n’as pas vu cet homme, juste derrière nous ?”

Audrey promena un regard circulaire autour d’elle : “Non...

- Mais si ! J’ai vu son reflet dans la vitrine, il regardait par dessus mon épaule.”

Audrey n’avait rien vu de tel et, surtout, elle ne comprenait pas comment elle pouvait ne pas avoir vu quelqu’un qui aurait été aussi près. Toutefois, elle savait son amie prompte à s’emporter quand elle était contrariée et elle jugea plus opportun de ne pas insister.

Ethel non plus ne comprenait pas comment cet homme avait pu disparaître aussi rapidement. Et il lui avait semblé reconnaître ce visage, sans parvenir à l’identifier.

Dans la soirée, avant le repas, Ethel s’installa à nouveau dans le canapé du drawing room. Doris était dans sa chambre, elle dessinait dans un silence parfait. Tout d’un coup, l’enfant poussa un cri et appela sa mère. Celle-ci trouva sa fille blottie sur son lit, fixant la fenêtre avec vigilance.

“- Que se passe-t-il ?
- Il y a un monsieur à la fenêtre”, répondit l’enfant entre deux sanglots, sans détourner son regard.

Ethel s’approcha de la fenêtre et s’efforça de rassurer sa fille :

“- Mais non, il n’y a rien à la fenêtre. Comment pourrait-il y avoir quelqu’un, c’est le premier étage ?
- Si ! Je l’ai vu ! Il était barbu et il me regardait ! Caym aussi l’a vu !”

En effet, le vieux chat avait quitté le fauteuil où il avait l’habitude de dormir et il était caché, le poil encore hérissé, dans la maison de poupées de la petite fille.

La mère persista à expliquer : “C’est qu’il a eu peur quand tu as crié. Parfois, on a l’impression de voir des choses qui n’existent pas, mais ce n’est pas grave. Moi aussi j’ai eu l’impression de voir quelqu’un dans une vitrine cet après-midi, mais c’était juste une ombre. Il ne peut pas y avoir quelqu’un à ta fenêtre, tu le sais bien.”

L’enfant acquiesça, mais voulut néanmoins suivre sa mère quand elle quitta la chambre. Ethel, quant à elle, se réjouit que sa fille ait été aussi facile à convaincre, car elle craignait de venir à manquer d’arguments. Elle était troublée. L’homme qu’elle avait cru voir aussi était barbu. Se pouvait-il que ce soit le même ? C’était peut-être quelque forme d’hallucination collective... Peut-être avait-elle inconsciemment influencé sa fille et lui avait-elle inspiré cette vision ? ou alors, y avait-il vraiment quelqu’un ? Mais comment aurait-il pu, naturellement, apparaître à la fenêtre du premier étage ? Comment aurait-il pu disparaître aussi rapidement qu’il semblait l’avoir fait dans Burlington Arcade ? Elle balaya ces idées de son esprit et sourit en pensant à ce que ses patientes diraient si elles savaient que le Dr Ethel Liddell croit aux apparitions. Elle n’avait jamais accordé de crédit aux histoires paranormales et ce n’était pas à son âge qu’elle allait commencer !

Ce soir-là, comme tous les soirs, Colin rentra pendant qu’Ethel couchait Doris, comme tous les soirs, il partit courir. Encore une fois, encore une fois. Ce qui pesait le plus à Ethel depuis ces années, c’étaient ces répétitions régulières, cette vie sans imprévu. Pendant un temps, après la naissance de sa fille, elle avait retrouvé du plaisir à la vie, mais bien vite après, elle avait retrouvé cette routine. Elle avait l’impression d’être piégée dans une boucle dans un train à grande vitesse. Il lui semblait que sa vie lui échappait, qu’elle n’y choisissait plus rien et dans le même temps, elle avait de moins en moins d’énergie, de moins en moins le désir de s’en mêler. Il y avait vingt ans qu’elle fréquentait Colin et dans deux ans, ils devraient fêter leurs vingt ans de mariage. Elle savait que tout le monde, à commencer par son mari, s’attendait à une grande célébration pour cet événement. Et pourtant ! Elle n’avait vraiment aucune envie de faire cette fête et chaque jour elle priait pour trouver l’énergie d’organiser cet événement.

Quand il vint la rejoindre dans le drawing room après son jogging, Colin renifla plusieurs fois en grimaçant, avant de s’écrier : “Qu’est-ce que c’est que cette odeur ?” En effet, elle aussi avait remarqué une odeur en arrivant dans la pièce. C’était une odeur de tabac, mais personne ne fumait plus dans la maison et quand il arrivait à Colin, occasionnellement, de fumer un cigare, il ne le faisait jamais dans le drawing room. D’ailleurs, cette odeur était plutôt celle d’un tabac à pipe. Elle l’avait déjà sentie, bien longtemps auparavant, dans sa jeunesse. L’exclamation de son mari lui rappela ce parfum, auquel elle s’était habituée et que, finalement, elle appréciait. Colin ouvrit deux des fenêtres en grand, laissant pénétrer un courant d’air glacé qui fit frissonner sa femme. Il s’assit dans son fauteuil.

Ce geste la mit en fureur. Qu’il ouvre ainsi la fenêtre sans se préoccuper de savoir si elle n’avait pas froid, cela lui sembla une violence insupportable. Bien sûr, c’était une bien petite chose. Mais cette accumulation de petites choses, depuis vingt ans, était une torture pour elle. Elle avait vite compris que ces petites choses sont terribles précisément parce qu’elles sont petites. Et aussi, même si elle refusait de se l’avouer, elle lui en voulait de vouloir éliminer cette odeur qu’elle aimait. Dès l’instant où elle l’avait sentie, elle s’était sentie réconfortée, rassérénée. Elle prit son livre et partit se coucher. Son mari ne remarqua pas cette colère et ne la rejoignit qu’une heure plus tard, à l’heure habituelle.

Quand il vint se coucher avec elle, elle se blottit contre lui, peut-être pour se faire pardonner sa colère... ou, plus vraisemblablement, pour s’en pardonner elle-même. Il la serra dans ses bras et, tout en l’embrassant passionnément, la débarrassa de ses vêtements de nuit par des caresses fébriles.

Bien plus tard cette nuit-là, à 1h17, Doris fit encore un cauchemar. Mais cette fois, sa mère n’entendit pas son cri et c’est Colin seul qui alla consoler l’enfant. En revenant, trois quarts d’heure plus tard, il réveilla sa femme pour lui narrer l’épisode sur un ton de reproche. Elle se leva aussitôt pour aller voir sa fille, qui dormait sereinement.

Le lendemain, Ethel s’éveilla de bonne humeur, sans savoir pourquoi. Aussi, elle s’assit devant sa coiffeuse avec le coeur léger pour se maquiller. Tandis qu’elle fardait ses yeux, elle remarqua derrière elle dans le miroir une silhouette un peu vague. Elle sursauta faiblement, mais ce qu’elle ressentait était de la surprise bien plus que de la crainte. Elle regarda le visage plus attentivement. C’était assurément l’homme barbu qu’elle avait vu dans la vitrine du magasin, un homme d’une soixantaine d’années, très calme, immobile, qui la regardait avec tendresse. Elle éprouva une immense émotion, non pas à cause de l’étonnement de voir ce visage, non pas à cause de la peur de voir ainsi un inconnu dans son cabinet de toilette. Elle fut émue par la passion, par l’admiration qu’elle sentait dans ce regard qui se posait sur elle. Il y avait bien longtemps qu’un homme ne l’avait pas considérée avec autant d’amour dans les yeux. Elle fixa le visage pendant un long moment dans le miroir ; il restait immobile. Elle ne le reconnaissait pas et pourtant, elle avait toujours l’impression de l’avoir déjà vu. Il y avait dans son expression quelque chose de familier, mais elle ne parvenait pas à le situer. Très lentement, elle pivota sur son fauteuil pour faire face à l’observateur. Quand elle eut tourné, elle se trouva devant la pièce vide ; il avait disparu.

Elle resta perturbée toute la journée. Elle ne pouvait se souvenir qui était cet homme qu’elle voyait partout, mais désormais, elle ne pouvait plus trouver d’explication logique à cette apparition. Elle avait vu distinctement le visage de ce vieil homme, elle avait vu sa cravate, ses lunettes. Surtout, elle avait vu son regard. Aucune illusion d’optique, aucun reflet inopiné ne pouvaient être invoqués. Pis encore, le fait que sa fille ait aussi vu un homme barbu interdisait toute explication par une hallucination. L’esprit logique d’Ethel était bouleversé par de telles manifestations et elle avait l’impression que la réalité lui échappait, que rien de ce qu’elle pensait savoir n’était vrai. Cependant, en dehors de cette perplexité de principe, elle n’était pas gênée par cette vision, elle lui trouvait au contraire quelque chose de rassurant. En fait, quoiqu’elle eût honte de l’avouer, même à elle-même, elle était heureuse : ces manifestations mettaient un peu d’imprévu, de mystère dans sa vie, qui en avait un besoin douloureux.

Dans la nuit qui suivit, Doris s’éveilla encore en hurlant à 1h17. Cette fois encore, le cri déchirant, presque inhumain par la terreur qu’il exprimait, ne put troubler le sommeil d’Ethel. Au moment même où sa fille criait, elle éclata d’un rire joyeux et cristallin, tout en continuant de dormir. Colin sursauta au premier cri de l’enfant, il se dressa sur le lit et alluma la lumière. Il regarda quelques instants sa femme qui semblait avoir un fou rire dans son sommeil. Il ne l’avait pas souvent vue rire d’aussi bon coeur. Elle était belle ainsi, elle ressemblait à celle qu’elle était quand elle avait dix-sept ans, quand il l’avait connue. Il quitta cependant la chambre pour rejoindre sa fille qui sanglotait bruyamment.

Après de longs efforts pour rassurer l’enfant, il la laissa endormie et revint dans le lit, fatigué et énervé. Ethel dormait toujours calmement, avec sur son visage ce sourire angélique auquel nul ne pouvait résister. Mais il n’était plus d’humeur à s’émerveiller devant les grâces de sa femme. Il la secoua en l’appelant par son prénom : “Ethel ! Ethel ! Tu n’entends pas ta fille qui pleure ?” Elle bondit et prêta l’oreille.

“- Mais non, elle ne pleure pas.
- Non, elle ne pleure plus. C’est moi qui suis allé la consoler, pendant que tu dormais bien tranquillement.”

Ethel répondit alors assez vivement, contrariée à la fois par la culpabilité et par l’impression diffuse d’avoir quitté en s’éveillant un monde plus agréable. Colin était quant à lui irrité par ce réveil impromptu et il s’engagea dans la dispute avec un enthousiasme certain. L’échange dura quelques minutes, après lesquelles chacun se rendormit de son côté du lit, en tournant le dos à son partenaire.

Dès son lever, Ethel demanda qu’un lit soit installé pour Doris dans la chambre des parents. Il fallait bien que ces cauchemars cessent et en ayant sa fille auprès d’elle, elle avait l’impression qu’elle pourrait l’aider. Toutefois, elle ne ressentait plus rien de sa culpabilité d’avoir continué de dormir malgré les cris de l’enfant. Elle se sentait très détendue, plus que jamais depuis plusieurs années, et, puisqu’il faut bien le dire, pleinement heureuse. Sans parvenir à expliquer ce sentiment, elle éprouvait un bien-être et une sérénité parfaits.

Elle entra dans le drawing room pour chercher son agenda qu’elle y avait laissé. L’odeur persistait toujours, malgré les efforts de Colin pour s’en débarrasser. En passant devant la bibliothèque, elle remarqua qu’un livre était encore posé sur la tablette. Elle s’approcha. C’était le même recueil de poésie, mais cette fois, il était ouvert. Elle lut :

“Une langueur nous vient de ces rêveurs, perlés de rosée, le lis et la rose;
Ah ! Chasse-les de tes rêves, mon amour ; la flamme du météore qui passe
Ou la flamme de l’étoile bleue qui s’attarde à l’horizon quand tombe la rosée ;
Car je voudrais que nous soyons changés en oiseaux blancs sur l’écume vagabonde, toi et moi !”

Alors, un grand pan de son passé s’abattit sur elle, comme le déferlement d’un raz-de-marée. Un grand pan qu’elle avait complètement oublié, enfoui dans l’endroit le plus obscur, le plus humide et le plus retiré de sa mémoire. Mais ce passé s’offrit à elle intégralement, sans masque et avec la présence envahissante de la réalité : elle avait déjà lu ce poème, dans une lettre qu’un homme lui avait envoyée, vingt ans plus tôt. Elle se souvenait maintenant de cet homme ! Il l’avait aimée, passionnément, quand elle avait dix-sept ans. Elle aussi avait ressenti quelque chose de cette passion, mais, avec raison, elle avait préféré un amour plus conventionnel, la création d’un foyer, à cette passion aux effets imprévisibles. Cet homme, qui se faisait appeler Nabérius, c’était lui qui fumait la pipe ! Et son regard, c’était celui du reflet dans le miroir et dans la vitrine ! Oh bien sûr, l’homme du reflet était plus âgé (et pourtant cet amant de sa jeunesse était déjà beaucoup plus vieux qu’elle) mais elle ne pouvait se tromper sur son regard, c’était bien le même. Elle avait parfois repensé à cet homme, dans les premières années de son mariage, dans les moments de lassitude. Mais peu à peu, son image s’était estompée et son souvenir avait disparu. Maintenant, toute cette période lui revenait en mémoire. Comment se pouvait-il qu’il lui apparaisse ? Comment se pouvait-il que l’odeur de son tabac se sente dans le drawing room ? Comment se pouvait-il que ce livre sorte toujours de son rayon ? Tout ce qu’elle croyait, tout ce qu’elle savait était ébranlé. Elle ne pouvait plus compter sur aucune de ses certitudes. Bien sûr, elle aurait pu prêter tous ces phénomènes à son inconscient, penser que ces visions, ces odeurs, elle les puisait dans ses souvenirs. Que sa dépression du moment avait exhumé des détails oubliés de sa mémoire. Mais dans ce cas, comment expliquer que sa fille ait vu l’homme ? Comment expliquer que son mari ait senti l’odeur du tabac ? Rien ne pouvait apporter une réponse plausible à ces interrogation, sinon une explication qu’elle refusait de toute son âme. Pourtant, elle ne ressentait nul inconfort, nulle angoisse. Bien au contraire, elle était rassurée, il lui semblait que cette présence surnaturelle la protégeait de toutes ses raisons de s’inquiéter.

Ce jour était un vendredi, le jour de son jogging. Joyeuse, elle enfila ses chaussures de sport et partit vers Brompton Cemetery. Le lieu était calme, comme toujours. Elle prenait plaisir à observer les sautillements des écureuils gris et le vol croassant des corbeaux. Les tombeaux victoriens offraient un cadre sublime et mélancolique à ses rêveries habituelles. Ces rêveries, depuis plusieurs années, étaient tristes ; ce matin-là, elles étaient étrangement gaies.

Elle courut au hasard, pour le plaisir de se perdre, dans les méandres des sentiers les plus écartés du cimetière. Au détour de l’un d’eux, à l’ombre d’un cyprès, elle aperçut, à sa grande surprise, une tombe qui semblait très récente. En s’approchant, elle lut :

“Naberius B. Kramer

Quis legem det amantibus ?
Maior lex amor est sibi.

En lisant la date du décès, elle constata qu’ il était mort trois jours plus tôt. Elle ne put s’empêcher de sourire. Elle retrouvait bien là la personnalité de son vieil ami : lui qui prétendait que rien ne lui était impossible était parvenu à se faire inhumer dans un cimetière où pas une tombe n’avait moins de 50 ans ! Elle fut attendrie en se souvenant de ses rodomontades et de ses extravagances ! Il adorait faire des choses inutiles et absurdes, juste pour se faire remarquer et même juste pour qu’elle le remarque, comme un vieil enfant facétieux ! Il n’avait donc pas changé pendant toutes ces années et, si elle n’avait pas de nouvelles de lui depuis vingt ans, parce que Colin avait insisté pour qu’elle cesse toute correspondance avec lui, il avait eu la lubie de se faire enterrer dans un endroit impossible, à moins d’un demi mile de chez elle (connaissait-il son adresse ?) et où elle allait une fois par semaine. Elle commença à se dire qu’elle avait eu tort de le repousser alors et de lui préférer Colin. Mais aussitôt, comme si quelqu’un le lui avait soufflé à l’oreille, elle se ravisa et comprit que cet homme, si elle était devenue sa maîtresse à dix-sept ans, n’aurait jamais pu lui apporter autant de bonheur que maintenant, en lui montrant que dans ses vieux jours et même au-delà, il continuait de penser à elle. Bien plus, il lui donnait ces preuves, sans être sûr qu’elle les reconnaîtrait, sans attendre de retour, sans la regarder avec un sourire mielleux en espérant pouvoir la posséder en échange. C’était peut-être cela l’amour authentique dont il lui avait parlé, cet amour qui ne nécessite aucune propriété et que, trop jeune, elle n’avait pas compris. Mais maintenant elle comprenait. Elle comprenait qu’il lui avait porté (et lui portait peut-être encore de là où il était) un amour très au-dessus, et même plusieurs cieux au-dessus, de tout ce qu’elle avait pu connaître.

Elle rentra chez elle heureuse comme elle ne l’avait jamais été. Elle n’avait rien ressenti de semblable depuis ses premiers émois amoureux.

Aussi, elle était très calme, le soir, quand elle installa sa fille dans le petit lit placé à côté du sien. Elle se coucha en même temps et ne tarda pas à s’endormir. Colin les rejoignit un peu plus tard. Il était hostile à cette idée de faire dormir l’enfant dans leur chambre et le répéta encore à sa femme. Elle lui sourit affectueusement et se rendormit sans mot dire. Jamais son sommeil n’avait été aussi réparateur, aussi réconfortant, elle avait l’impression d’être dans un berceau.

A 1h17, comme chaque nuit depuis trois jours, Doris cria. Ethel, presque sans quitter son sommeil, lui dit quelques mots de consolation et lui tendit la main.

“Tiens ma main, tu n’auras plus peur.”

Dès qu’elle sentit la pression sur sa main, elle fut plus apaisée encore, plus aucun souci ne pouvait l’atteindre et elle n’entendit plus les sanglots de sa fille. Elle se laissa aller sans retenue à cette félicité si nouvelle. Elle savait bien qu’en prenant Doris auprès d’elle elle pourrait la rassurer... Mais cette main chaude et ferme, large et sèche, presque rugueuse, cette main pouvait-elle être celle de la petite fille ?

Photo d'illustration : image sous licence Creative Commons de Loz Flowers