jeudi 8 octobre 2009

"C'est une marmite que j'aime"



Dans la semaine dernière, j'ai perdu le carnet moleskine où je consignais toutes mes idées, où j'écrivais des brouillons de textes pour ce blog... Quelques jours après, j'ai perdu mon téléphone portable. Sur la perte de ce dernier, je n'ai que peu à dire. Mais celle du moleskine m'inspire quelques réflexions.

D'abord, je pense à la chance de celui qui l'a trouvé... J'ai déjà pensé à cela il y a quelques années, quand j'avais déjà perdu un petit carnet. Je crois qu'il doit être émouvant de trouver un carnet bien rempli de notes et de textes divers. J'ai parfois pris plaisir à lire des lettres ou des documents écrits par des inconnus, trouvés dans des brocantes, et à imaginer leur vie. Je crois qu'il y a dans mon moleskine de quoi m'imaginer une assez jolie vie... Je me plais même à rêver que celui qui l'aura trouvé le fera éditer (peut-être sous le titre Traité du loup des steppes) :-)

Mais je me dis aussi que celui qui l'a trouvé n'y verra aucun intérêt (c'est d'ailleurs le plus probable) ; il a trouvé beaucoup moins que je n'ai perdu, et c'est une pensée qui me déchire le coeur. Il préfèrerait sans doute que je lui donne le carnet sur lequel je suis en train d'écrire et qui est neuf, plutôt que celui que j'ai perdu, dont la reliure commence à faiblir, dont les trois quarts des pages sont déjà utilisées... et moi, je serais prêt à lui donner dix carnets neufs pour récupérer le mien...

Pourtant, je ne suis pas vraiment triste. Je ne suis pas triste, en premier lieu, parce que je crois, contre toute vraisemblance, que je vais le retrouver. Oh bien sûr ! Il y a mon nom et mon adresse sur la page de garde, comme il convient, mais quelqu'un prendrait-il la peine d'envoyer un tel objet ? Peut-être quand il aura fini de le lire ? Dans ce cas, j'aurais dû écrire moins et plus proprement...

Ensuite, je ne suis pas triste parce que j'observe le monde avec un regard émerveillé. Cette perte, suivie aussitôt (le surlendemain) par celle de mon téléphone me semble complètement inouïe. Ce sont deux morceaux importants de ma vie que j'ai perdus ainsi. Cette idée que ma vie est en train de tomber petits bouts par petits bouts me fascine et j'attends presque avec impatience de savoir ce que je vais perdre par la suite. Comme mes lecteurs les plus fidèles le savent, j'ai la manie de vouloir donner un sens à toutes les petites choses qui se produisent, à toutes les coïncidences et je vois dans ces événements un spectacle merveilleux.

D'ailleurs, lecteur, je dois reconnaître que j'ai bien moins lieu de me plaindre que toi ! En effet, tous ces textes qui étaient sur mon carnet et que je n'ai jamais publiés ici, je les ai déjà vus et il en reste quelque chose dans ma mémoire alors que pour toi, ils sont perdus pour toujours, et c'est une perte inestimable (si après cela, quelqu'un dit encore que je me dévalorise, ce sera à n'y rien comprendre) ! Il existe des artistes dont le chef d'oeuvre est toujours l'oeuvre à venir, pour moi ce sera celle qui a été perdue !

Toutefois, je dois concéder que depuis la semaine dernière, je ressens parfois comme une sorte de découragement, une sorte de désoeuvrement mélancolique et je crois que ces pertes n'y sont pas complètement étrangères.

Jadis, quand j'étais en terminale, je n'avais pas toujours le moral, je ressentais souvent un certain vague à l'âme, une mélancolie, un dépit, une envie de suicide. Etrangement, c'est un travail scolaire qui m'a redonné goût à la vie : ma professeur de philo m'a fait lire le Manuel d'Epictète et cette lecture a changé ma vie ! Depuis cette époque, toutes le fois où je me sens déprimé, je relis ce texte (sauf les fois, fréquentes, où je préfère me complaire dans ma mélancolie et où je lis Les Fleurs du mal). Le passage qui m'a le plus marqué est celui qui va suivre. Combien de fois l'ai-je répété à mon entourage !

Εφ' ἑκάστου τῶν ψυχαγωγούντων ἢ χρείαν παρεχόντων ἢ στεργομένων μέμνησο ἐπιλέγειν, ὁποῖόν ἐστιν, ἀπὸ τῶν σμικροτάτων ἀρξάμενος: ἂν χύτραν στέργῃς, ὅτι "χύτραν στέργω". κατεαγείσης γὰρ αὐτῆς οὐ ταραχθήσῃ: ἂν παιδίον σαυτοῦ καταφιλῇς ἢ γυναῖκα, ὅτι ἄνθρωπον καταφιλεῖς: ἀποθανόντος γὰρ οὐ ταραχθήσῃ. (Arrien, Manuel d'Epictète, III) [Adresse privée au commentateur anonyme : tu as sous-entendu que je pouvais être un prof de grec, tu vois maintenant que ma vengeance peut être terrible ! Puisses-tu réfléchir à deux fois désormais avant de porter de telles accusations !]
(A propos de tout objet d'agrément, d'utilité ou d'affection, n'oublie pas de te dire en toi-même ce qu'il est, à commencer par les moins considérables. Si tu aimes une marmite, dis : « C'est une marmite que j'aime ; » alors, quand elle se cassera, tu n'en seras pas troublé : quand tu embrasses ton enfant ou ta femme, dis-toi que c'est un être humain que tu embrasses ; et alors sa mort ne te troublera pas. (traduction Jean-François Thurot, 1899))

Comme il est réconfortant de se dire "C'est un moleskine que j'aime", "C'est un téléphone portable que j'aime" !

La suite de ce billet traitera de questions autobiographiques encore plus intimes et plus incompréhensibles que celles qui ont été évoquées jusqu'à maintenant, et abordera aussi, et surtout, quelques ratiocinations métaphysiques et élucubrations théologiques dont la lecture pourra être fastidieuse. Lecteur, si le début du billet t'a paru ennuyeux ou agaçant, je te prie instamment d'aller vaquer à d'autres occupations, la suite ne te sera d'aucun intérêt.

Autre précision pour les lecteurs qui auraient fait le choix de poursuivre leur lecture : les considérations qui suivent appartiennent au genre "lard-cochon", elles sont sérieuses, mais pas trop. Ou plutôt, elles sont très sérieuses, parce que rien de ce qui y est dit n'est faux, mais c'est ce qu'on pourrait appeler un sérieux esthétique (je crains de troubler mon lecteur si je dis que la bonne façon de considérer ces choses sérieusement, c'est de ne pas les prendre au sérieux).

Je suis fasciné par le hasard et en particulier par ce qu'on appelle des coïncidences. J'y prête une grande attention et je m'efforce toujours d'y voir un sens. Chose étrange, il est rarissime que je ne trouve pas un sens à un événement fortuit. Cela me conduit à penser que le hasard n'existe pas et qu'il y a quelque part une Providence qui joue avec nous et qui lutte contre nous. Cette Providence est injuste, vindicative, teigneuse, atrabilaire. J'ai entrepris d'écrire un petit texte (dont le titre commence par Contra Providentiam et se poursuit par un sous-titre interminable en latin, à la façon des traités de théologie du XVIème siècle ; comme ce sous-titre était noté dans mon moleskine, je ne puis pas le donner pour le moment) pour dénoncer ses agissements. Ce texte doit être constitué de sept petits récits racontant un même événement (ou, dans certains cas, un non événement), avec certaines variations. Les trois premiers de ces textes sont déjà lisibles sur ce blog : "Premier tableau : Ludivine ou l'absence", "Deuxième tableau : Ataraxie", "Troisième tableau : Illusions et aveuglement" . Le quatrième était intégralement écrit sur mon moleskine. Ces récits doivent être suivis d'une postface expliquant comment les comprendre et démasquant les ruses de la Providence.

Comme on peut s'en douter, ladite Providence ne voit pas d'un bon oeil la publication de ce texte. Et comment mieux s'opposer à cette publication qu'en faisant disparaître le support sur lequel il est écrit ? Je le dis, car il faut savoir reconnaître les victoires de ses ennemis : c'est à la fois une vengeance géniale et un obstacle formidable à la poursuite du combat. Il va sans dire que je ne me rendrai pas.

Je voudrais attirer l'attention de mon très estimable lecteur sur quelques détails qui confirment à mes yeux l'implication de la Providence dans cette histoire. Le premier de ces détails est que la dernière fois que j'ai utilisé mon moleskine, j'étais en train de me reposer dans ma voiture, entre deux réunions, ma nuit avait été brève et agitée, comme sont la plupart de mes nuits, et je me suis donc assoupi... pas une longue sieste de plusieurs heures, hélas ! Non, quelques minutes peut-être. Etrangement, j'ai fait un rêve, ce qui ne m'arrive jamais lors de ce genre de sommeils brefs. Je vous livre ce rêve dans son intégralité, sans pudeur et sans voile, en tout cas de ce dont je me souviens :

Une jeune femme en tenue légère (il est possible que mes fantasmes se manifestent dans mes rêves, je le concède... mais qu'on ne se trompe pas : "tenue légère" n'est pas un euphémisme pour dire qu'elle était nue) était dans une cabine d'essayage et elle s'adressait par dessus le rideau à l'extérieur de la cabine, que je ne voyais pas, en disant : "Tu veux jouer, Ludo ?"

Ce petit rêve m'a beaucoup préoccupé. D'abord, et surtout, parce que je ne connais personne qu'on pourrait appeler Ludo et je me demandais d'où pouvait venir ce prénom. J'ai donc consigné ce rêve dans mon moleskine. C'est la dernière chose que j'y ai consignée. Je ne peux pas ne pas essayer de voir ce rêve comme un signe (et si, toi aussi lecteur, tu es friand de littérature hermétique, néo-platonicienne, gnostique, apocalyptique, tu ne peux pas ne pas essayer de trouver le sens de ce songe). Je ne ferai pas une exégèse longue et approfondie, mais qu'on considère ceci : je ne connais pas de Ludo (ou Ludovic), mais je connais une Ludivine (ou Ludi). Ou plutôt, je ne connais pas vraiment de Ludivine non plus, mais j'ai écrit un texte qui s'appelle "Ludivine ou l'absence", dont j'ai parlé plus haut... D'ailleurs, j'avais écrit quelques jours auparavant dans un commentaire sur Facebook :
Tu as raison, la Providence est toujours tapie dans l'ombre... C'est un combat de chaque jour ^^ D'ailleurs, elle vient de me faire un sale coup... Rien de grave, mais je crois que c'est sa vengeance pour "Ludivine"...
[je ne donne pas les dates et les références exactes, mais je les tiens à la disposition de tous mes lecteurs qui voudront m'en faire la demande.]

J'ai oublié le "coup" dont il était question (ce qui montre assez qu'il n'était pas grave du tout), mais il faut croire que la Providence n'avait pas dit son dernier mot, alors.

Dans ce conditions, comment ne pas voir mon rêve comme un pied de nez de la Providence ? Comme une façon pour elle de dire :
Tu crois que je me suis vengée pour "Ludivine" ? Tu veux jouer ? Tu veux te battre avec moi ? Alors regarde ton moleskine une dernière fois et abracadabra ! Moi, je joue.
J'admire même le jeu de mots que mes lecteurs latinistes auront perçu : Ludo, je joue. En somme, on pourrait comprendre la phrase du rêve comme : "Tu veux jouer ? Moi je joue !". Mais dans avec une adresse subtile, la Providence a su y ajouter une référence à "Ludivine" ; le fait qu'elle s'adresse à moi en latin, n'est pas complètement neutre non plus...

Bien plus, j'ai appris par la suite que quelqu'un avec qui j'ai été en contact naguère et qui a quelque peu à voir avec l'histoire de "Ludivine" a également perdu deux choses, les deux mêmes jours. Non seulement il y a cette coïncidence, mais par surcroît, il y a comme une symétrie troublante : les choses qu'elle a perdues (je suis navré d'être aussi abscons, mais autant je suis enclin à bavarder sur ma vie privée, autant je me fais un devoir de préserver celle des autres) sont importantes, celles que j'ai perdues ne le sont pas ; mais la perte pour elle est toute provisoire, quand elle est définitive pour moi. Enfin, cette personne est beaucoup plus jeune que moi (ce n'est pas difficile) et ce qu'elle a perdu était des choses qui, à certains égards, la faisaient entrer dans le monde des adultes, de mon côté les objets perdus me maintenaient dans le monde de l'adolescence (qu'y a-t-il de plus adolescent qu'un téléphone portable ou un carnet pour écrire des poèmes ?).

Un dernier élément qui permettra au lecteur de prendre conscience de la captieuse perfidie de la Providence : mon billet "Ludivine" est illustré par une photo de mon moleskine, justement (celle que je mets ici même à nouveau). Moins probant (parce que je laisse au lecteur la liberté de croire que ce n'est pas une coïncidence), le deuxième texte est illustré par une représentation d'Epictète et porte en épigraphe une citation du Manuel.

Je ne donne pas de sens particulier à tous ces détails, mais j'y vois autant de clins d'oeil de la Providence, comme quand, dans un film policier, le méchant donne un coup de téléphone anonyme au gentil en lui disant : "On sait où tu habites".

Mais c'est toujours le gentil qui gagne à la fin...

1 commentaire:

  1. Et moi, j'ai perdu toutes mes données. Alors elles étaient écrasées et mon pote est venu metre un logiciel etc... pur les retrouver. il a fallu acheter un disque dur externe; le disque dur a grillé. Ensuite nouveau disque dur; Autre souci; il n'a pas grillé mais il ne marche pas. Vive les cahiers et les carnets en molesquine. C'est bien que tu l'ai retrouvé; Est-ce qui'on peut en lire un bout comme ça ????
    Ca parle de marmites ???
    ty parles de l'adolescence avec les téléphones portables. je n'en ai jamais eu sauf celui que ma soeur m'avait prêté pour Paris en mars.

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