mardi 12 mai 2009

Spleen d'obélisques, quelques réflexions sur Théophile Gautier

Lorsque j'ai lu Les Fleurs du mal pour la première fois, c'était déjà un livre que j'avais beaucoup rêvé. En effet, j'avais une dizaine d'années lorsque j'ai entendu parler de Baudelaire : le dos de la pochette de l'album Les Fils du métal du groupe de heavy metal français Satan Jokers comportait une citation des "Litanies de Satan" :
"Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs
Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs
De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence !"
(Mon estimable lecteur voudra bien avoir la bienveillance de ne pas m'en vouloir si la citation est inexacte, je la fais de mémoire. Non pas que je doute du texte de Baudelaire, mais simplement de l'étendue de l'extrait apposé sur le disque que je mentionne)
Mon goût pour le satanisme, l'occultisme, la démonologie, qui ne m'a pas quitté (d'où croyez-vous que vienne le pseudonyme que j'utilise ici même ?) était ce qui m'attirait principalement vers ce genre de musique.

Ainsi, ne connaissant rien à la littérature et ignorant tout, enfant que j'étais, de cet auteur, je me suis mis à fantasmer ces Fleurs du mal. J'ai classé cette oeuvre dans ma bibliothèque imaginaire quelque part à côté de la Bible satanique d'A. LaVey (que je n'avais pas lue davantage), sur l'étagère des livres particulièrement sulfureux, de ces ouvrages qu'il ne me serait jamais venu à l'esprit d'aller demander dans une librairie.

Aussi, ma surprise a été grande, quelques années plus tard, lorsque je l'ai découvert dans la bibliothèque (réelle, celle-ci) de mon frère, de douze ans mon aîné, et qui ne portait aucun intérêt aux matières occultes qui me passionnaient. J'ai lu ce livre qui avait tant nourri mes rêveries. En premier lieu, j'ai été déçu, je dois l'avouer : il n'y avait rien là des diableries que j'espérais y trouver. Mais j'y ai trouvé d'autres bonheurs : une sorte d'amitié, de complaisance, dans mes moments de solitude, surtout, une expression parfaite, un rythme impeccable, une musique qui n'a jamais cessé, depuis lors, de résonner dans mon esprit.

Mais j'en faisais une lecture d'autodidacte, une lecture d'adolescent, une lecture d'enfant. Après un premier parcours cursif, c'étaient toujours les mêmes pages qui me tombaient sous les yeux, toujours les "Spleen", "La pipe", "Bénédiction", "Le reniement de Saint Pierre", "Le mort joyeux" ou les "Litanies de Satan", bien sûr, quand j'ai peine à me souvenir d'avoir lu d'autres poèmes pourtant "classiques". Néanmoins, il est devenu mon ami de chaque instant, mon modèle, peut-être le seul véritable livre de chevet que j'aie jamais eu.

Naturellement, mon attention a été attirée par la dédicace et, parce que je fais confiance à mes amis, souvent trop, jusqu'à la docilité, Théophile Gautier n'a plus été pour moi autre chose qu'un "poëte impeccable". Longtemps, je n'ai pas lu sa poésie. J'ai lu, comme tout le monde, Le Capitaine Fracasse, dont j'ai l'intention de reparler sur ce blog, j'ai lu les petits textes fantastiques, "Arria Marcella", "La cafetière" et les autres. Mais de poésie, aucune. Et pourtant, s'il était advenu que quelqu'un s'enquît auprès de moi de qui était Théophile Gautier, c'est sans la moindre hésitation que j'aurais répondu que c'était un poète, avant toute chose.

La fantaisie m'a pris, il y a quelques mois, de lire Emaux et camées. J'ai d'abord dû découvrir que ce livre n'est vraiment pas facile à trouver. J'ai appris que les oeuvres en prose de Gautier sont publiées dans la Pléiade, mais pas la poésie... J'ai appris aussi que, bien qu'il soit disponible dans une collection courante et bon marché (Poésie/Gallimard), ce livre manque sur les rayons de beaucoup de librairies. Je ne citerai pas les noms des grandes librairies parisiennes où je l'ai cherché en vain, pour éviter de verser l'opprobre sur ces respectables maisons. En revanche, je veux dire que c'est à L'écume des pages, boulevard Saint Germain, que je l'ai trouvé, ce qui me donne à l'égard de cet établissement une obligation perpétuelle.

C'est un livre merveilleux. Les poèmes qui le composent sont plus hétérogènes que ceux des Fleurs du mal. Le recueil s'apparente plus à un fouillis (un fouillis de modes surannées, bien sûr), à un bric-à-brac. Mais c'est, comme son titre l'indique avec finesse, une boîte à bijoux, un trésor de pirates, plein d'objets dépareillés et d'origines diverses certes, tous d'une grande beauté, d'une grande valeur. Contrairement à ceux de Baudelaire, ces vers ne jouent pas une musique qui est déjà dans mon esprit, le mot qui arrive n'est jamais celui que j'attends, au point que je dois souvent relire un vers parce que son sens ou son rythme me semblent poser problème... à cause d'un mot que j'ai pris pour un autre (catachrèse de lecture, en quelque sorte).

Il y a quelque chose de touchant et d'admirable dans ce mélange de grandiose et de léger, dans ces obélisques qui rêvent, et dans ces conversations d'hirondelles. Le poème "Diamant du coeur" sur une larme de la femme aimée tombée sur un manuscrit du poète est d'une émouvante simplicité. Ces sujets, souvent très légers (parfois frivoles) sont présentés dans une langue exquise et surtout servis par des trouvailles ingénieuses et des images inattendues qui donnent une profondeur à l'ensemble. D'autres thèmes sont plus sérieux, comme ce repas de fantômes en armures ("Le Souper des Armures"), mais toujours montrés avec une grande élégance.

J'ai choisi, pour l'édification de mes lecteur, qui reste toujours ma principale préoccupation, même si je m'efforce de le cacher, un extrait de "Nostalgies d’Obélisques" qui ne peut pas ne pas faire songer à d'autres vers, que je citerai ensuite.

Mais laissons la parole à Théophile Gautier :

L’hyène rit, le chacal miaule,
Et, traçant des cercles dans l’air,
L’épervier affamé piaule,
Noire virgule du ciel clair.

Mais ces bruits de la solitude
Sont couverts par le bâillement
Des sphinx, lassé de l’attitude
Qu’ils gardent immuablement.

Produit des blancs reflets du sable
Et du soleil toujours brillant,
Nul ennui ne t’est comparable,
Spleen lumineux de l’Orient !
("Nostalgies d'Obélisques", II "L'Obélisque de Luxor", strophes 7-9, p. 64 édition "Poésie/Gallimard")

Ceux de mes lecteurs qui sont familiers des "Spleen" de Baudelaire auront reconnu le passage auquel je pense en lisant ces lignes. Pour les autres, le voici :

— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Saharah brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.
("Spleen", LXXVI, Les Fleurs du mal)


Ce qui me trouble dans ces deux passages, plus que les effets d'écho, c'est le sentiment très différent qu'évoquent les deux extraits, tout en utilisant le même vocabulaire et la même image.

Le désert de Gautier est, comme celui qu'évoque Michelet dans La Sorcière, "lumineux, âpre et beau", tout au contraire du "Sahara brumeux" de Baudelaire. De même, les sphinx sont restitués à leur animalité par leur évocation avec les animaux du désert et par la mention de leurs bâillements. Ces bâillements mêmes qui les rendent si cocasses et partant si humains !

Ce sphinx animal, presque humain, est bien loin d'être "un granit entouré d'une vague épouvante". On voit toute la différence qu'il peut y avoir entre le spleen de Gautier et celui de Baudelaire : le premier est un ennui monstrueux, le second un désespoir terrible.

Crédits photographiques : L'illustration de ce billet est une photographie sous licence Creative Commons de Tonayo.

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