lundi 27 avril 2009

Le prédateur n'est pas toujours celui qu'on croit

Tout le monde connaît la version du "Petit chaperon rouge" proposée par les frères Grimm ou, tout au moins, une version inspirée de cette version, à laquelle on ajoute une ou deux "bobinette cherra" pour faire bonne mesure. C'est bien ainsi qu'on imagine le conte écrit par de bons bourgeois du XIXème siècle, avec gilets et montres de gousset : une histoire gentillette, à la fin de laquelle, contre toute vraisemblance, personne n'est blessé, à l'exception du loup, mais qui se soucie d'un loup ? Vous vous souvenez de cette histoire extravagante dans laquelle un chasseur réussit à extraire un adulte et un enfant indemnes de l'estomac d'un loup. Et non contents de nous avoir bernés avec ces fariboles, les auteurs se croient fondés à nous imposer leurs assommantes leçons : "il faut écouter les conseils de sa maman". Ne reculant même devant aucun ridicule, tout comme le chasseur n'a pas le courage de tuer le loup de ses propres mains (il préfère, après lui avoir ouvert le ventre, attendre qu'il meure sous le poids des pierres que l'enfant ingénue a placées dans son abdomen), nos censeurs trouvent bon de mettre cette sirupeuse admonestation dans la bouche de l'enfant elle-même : "De ta vie tu ne t’écarteras plus de ta route pour courir dans le bois, quand ta mère te l’aura défendu."

La version de Perrault du même conte est moins connue. Elle est tout aussi moralisatrice, mais sans ce côté "politiquement correct" qui est si agaçant : la fillette trépasse finalement, tout comme sa digne grand-mère et l'auteur a meilleure grâce de dire qu'elle avait été mise en garde et de nous présenter sa moralité :
MORALITÉ
On voit ici que de jeunes enfants,
Surtout de jeunes filles
Belles, bien faites, et gentilles,
Font très mal d’écouter toute sorte de gens,
Et que ce n’est pas chose étrange,
S’il en est tant que le Loup mange.
Je dis le Loup, car tous les Loups
Ne sont pas de la même sorte ;
Il en est d’une humeur accorte,
Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ;
Mais hélas ! qui ne sait que ces Loups doucereux,
De tous les Loups sont les plus dangereux.
C'est d'une autre version que je veux vous entretenir aujourd'hui. C'est celle qui a bercé mon enfance (qui s'étonnera dès lors de l'accumulation des tares sur ma pauvre personne ?), c'est celle de Françoise Giroud, sur une musique de Louis Gasté, chantée par Lisette Jambel (je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître... mais rassurez-vous, je n'ai pas non plus acheté le single à sa sortie en 1944). C'est une version amusante de l'histoire, qui fait rire les enfants, mais qui terrifie les adultes. Je vous la laisse lire avant de vous en parler plus avant :
Le petit chaperon rouge
Trottinait dans les grands bois,
Quand soudain une ombre bouge
C'est un loup, un gros loup à l'oeil sournois
Qui se dit en voyant la gamine :
"J'ai besoin de vitamines,
Je vais faire un bon petit repas froid."

Refrain:
Tire, tire, tire la chevillette
Tire et la bobinette cherra

"Où allez-vous donc fillette ?
Lui demande le loup gourmand.
- Je vais porter une galette
Et un petit pot de beurre à ma mère grand
Qui habite cette maisonnette.
- Allez vite mignonnette
Et merci, merci pour le renseignement."

Refrain...

Tandis qu'elle cueille des noisettes,
Il court vite chez la mère grand
Et d'un seul coup de fourchette
Il avale presque toute la bonne maman,
Pour la tête, se fait une vinaigrette,
Met chemise, bonnet, lunettes,
Puis se couche dans le lit en ricanant.

Refrain...

"Toc, toc, toc" vient la pauvrette,
Qui annonce à sa mère grand :
"Je vous apporte une galette
Et du beurre que vous envoie ma maman.
Ouvrez vite à votre mignonnette."
De sa voix la plus fluette
Le loup crie, imitant la vieille maman :

Refrain...

Elle entra dans la chaumière,
S'écria en la voyant :
"Que vos bras sont longs grand-mère !
- C'est pour mieux, mieux t'embrasser mon enfant.
- Que vos yeux, vos oreilles, vos molaires
Ont grandi bonne grand-mère !
- C'est pour mieux, mieux te manger mon enfant !"

Refrain...

Mais le petit chaperon pas bête,
Se rappelant la fin de l'histoire,
Prit une grosse clé à molette
Et lui ferma soigneusement la mâchoire.
Puis doucement au loup bavant de colère :
"Je t'ai laissé bouffer grand-mère,
Mais faudrait tout de même pas me prendre pour une poire.
Le petit pot et la galette
C'est le chaperon qui les mangera
Il faut toujours ma grosse bête
Se méfier d'un plus petit que soi !"

Cette version fait rire les enfants, je l'ai dit. Mais en grandissant, les enfants oublient cette chanson, ou bien ils voient ce qu'elle a de terrifiant et ce sont des sueurs froides que provoque ce texte... On imagine sans peine une adaptation au cinéma par Hitchcock...

En effet, tout paraît n'être qu'une gentille parodie du conte, mais l'aveu final du chaperon jette une tout autre lumière sur ce qui précède : "Je t'ai laissé bouffer grand-mère". Et c'est un autre récit qui se révèle alors. Tandis que les loups des deux autres versions du conte que j'ai évoquées interrogent l'enfant pour savoir où habite la grand-mère ("Petit Chaperon Rouge, où habite donc ta grand-mère ?" dit celui des Grimm, "Demeure-t-elle bien loin ?" s'enquiert celui de Perrault), celui-ci n'a rien à demander pour connaître tous les détails ("Je vais porter une galette/Et un petit pot de beurre à ma mère grand/Qui habite cette maisonnette."). Et encore, les petits chaperons rouges des Grimm et de Perrault sont naïves : celle de Perrault était une "pauvre enfant, qui ne savait pas qu’il est dangereux de s’arrêter à écouter un Loup", celle des Grimm "ignorait qu’il était un animal cruel et elle n’eut donc pas peur de lui", ce qui laisse penser que les loups n'ont aucun "signe extérieur" de malignité. La fillette qui nous intéresse, en revanche, entretient tout benoîtement "un loup, un gros loup à l'oeil sournois" en lui donnant tous les détails qu'il n'a pas sollicités.

Il est évident que la jeune fille a prévu le dénouement : le plus manifeste est que nous apprenons qu'elle se rappelle "la fin de l'histoire"... N'est-il pas étrange qu'elle ne se souvienne de cela que quand sa grand-mère a été dévorée ? Serait-ce une réminiscence soudaine ? Tout prouve le contraire : par exemple, le fait qu'elle dise "ouvrez vite à votre mignonnette", en utilisant précisément le surnom que le loup a utilisé en prenant congé d'elle ("Allez vite mignonnette"). La clé à molette est également une pièce à conviction : le narrateur complaisant affecte de croire que cette clé se trouve là par hasard ("le petit chaperon [...] prit une grosse clé à molette"), mais entre nous, connaissez-vous beaucoup de grand-mères malades qui se reposent avec une clé à molette sur leur table de nuit ? La mienne n'en avait jamais à côté de son lit, qu'elle fût bien portante ou non.

Je ne parle même pas de son aveu lui-même : elle ne dit pas "tu as réussi à bouffer grand-mère", non, elle proclame, avec cynisme : "je t'ai laissé bouffer grand-mère" (c'est moi qui souligne).

Il ne fait plus de doute, désormais, que la gamine a prémédité le meurtre de sa grand-mère. La comparaison de la façon dont les deux personnages apparaissent ne manque pas non plus de faire froid dans le dos. Le loup, en effet, n'est pas l'"animal cruel" des Grimm, ce n'est pas du tout une brute, il est même au contraire tout à fait civilisé : il s'adresse à l'enfant en la vouvoyant, la remercie en la quittant, mange avec une fourchette et se préoccupe de gastronomie (il se réjouit du "bon petit repas froid" qu'il va faire et accommode la tête de la grand-mère avec de la vinaigrette) et même de diététique ("j'ai besoin de vitamines"). Il est d'ailleurs troublant de noter que ce sont ses molaires que l'enfant remarque et non ses canines, qui sont pourtant beaucoup plus caractéristiques d'un loup : notre loup n'est donc pas un carnivore qui déchire ses aliments, mais quelqu'un qui les mastique...

La jeune fille est bien différente : en dehors des moments où elle joue à l'ingénue, comme savent si bien le faire les jeunes filles, non sans hypocrisie, nous l'avons vu (la volubilité avec laquelle elle répond au loup qui ne lui a presque rien demandé, l'utilisation du surnom que le loup lui-même lui a donné), quand elle se révèle sous son vrai visage, elle use d'un registre de langue qui ne sied guère à une jeune fille bien éduquée ("bouffer grand-mère", "prendre pour une poire"). D'ailleurs, elle paraît beaucoup moins civilisée que son adversaire : elle se nourrit de fruits cueillis directement sur l'arbre ("elle cueille des noisettes") et ne possède pas le bon sens élémentaire requis pour l'utilisation d'outils simples (aucune personne raisonnable n'utiliserait une clé à molette pour serrer les mâchoires d'un loup).

On ne peut, dès lors, qu'être touché de pitié pour ce pauvre hère transformé malgré lui en instrument des coupables desseins de la diabolique enfant. On ne peut, dès lors, que se défier des sourires charmeurs des jeunes filles et de leur innocence affectée.

La dernière question qui se pose, et que je laisserai à la réflexion de mon lecteur, est celle du mobile de ce crime odieux : est-ce seulement pour s'approprier indûment la galette et le pot de beurre ("Le petit pot et la galette/C'est le chaperon qui les mangera") qu'elle a ainsi froidement ourdi l'élimination de son aïeule, ou bien y a-t-il quelque autre indigne projet derrière cette petite tête retorse ?

Illustration : Oeuvre de Mondongo

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